Rapport Trudeau II

PRÉFACE

Le présent rapport est produit conformément à la Loi sur les conflits d'intérêts L.C. 2006, ch. 9, art. 2 (la Loi).

Le commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique peut entreprendre une étude en vertu de la Loi à la demande d'un parlementaire ou, comme c'est le cas de cette étude, de son propre chef.

Lorsque le commissaire amorce une étude de son propre chef, à moins que celle-ci ne soit interrompue, le commissaire est tenu de remettre au premier ministre un rapport énonçant les faits, son analyse de la question et ses conclusions à la suite de l'étude. Le commissaire doit en même temps remettre un double du rapport au titulaire ou à l'ex-titulaire de charge publique visé, et le rendre accessible au public.


TABLE DES MATIÈRES

 

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SOMMAIRE

Le présent rapport énonce les conclusions de mon étude menée en vertu de la Loi sur les conflits d'intérêts (la Loi) relativement à la conduite du très honorable Justin Trudeau, premier ministre du Canada. Mon objectif consistait à déterminer si M. Trudeau s'était prévalu de ses fonctions officielles pour tenter d'influencer une décision de la procureure générale du Canada, l'honorable Jody Wilson‑Raybould, concernant une poursuite criminelle mettant en cause SNC‑Lavalin, ce qui serait contraire à l'article 9 de la Loi.

L'article 9 interdit à tout titulaire de charge publique de se prévaloir de ses fonctions officielles pour tenter d'influencer la décision d'une autre personne dans le but de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

En février 2015, SNC-Lavalin s'est vu porter contre elle des accusations criminelles pour des actes que l'entreprise aurait commis entre 2001 et 2011. Aux termes d'un accord de réparation, aussi appelé un accord de poursuite suspendue, les accusations criminelles pourraient être reportées ou suspendues. À l'époque, le Canada n'avait pas un régime en place permettant les accords de réparation. Au début de 2016, SNC-Lavalin a commencé à faire du lobbying auprès du gouvernement actuel en vue de faire adopter un régime d'accords de réparation. Suite à des consultations publiques, des modifications au Code criminel permettant un tel régime ont été adoptées dans le cadre du budget fédéral de 2018.

Le 4 septembre 2018, la directrice des poursuites pénales a informé le bureau de la ministre de la Justice et procureure générale qu'elle n'inviterait pas SNC-Lavalin à négocier d'un possible accord de réparation. Le bureau de Mme Wilson-Raybould en a informé le Cabinet du premier ministre et le bureau du ministre des Finances. M. Trudeau a alors demandé à son personnel de trouver une solution qui protégeait les intérêts commerciaux de SNC‑Lavalin au Canada.

La première étape de mon analyse consistait à déterminer si M. Trudeau a tenté d'influencer la décision de la procureure générale relativement à son pouvoir d'intervenir dans une poursuite criminelle contre SNC-Lavalin. La preuve a démontré que M. Trudeau a tenté d'influencer la procureure générale de diverses façons, tant directement que par le biais de personnes sous son autorité.

Mme Wilson-Raybould, qui avait étudié plusieurs possibilités d'intervention dans cette affaire, a fait savoir en septembre 2018 qu'elle n'interviendrait pas à l'égard de la décision prise par la directrice des poursuites pénales.

Le 17 septembre 2018, M. Trudeau a eu une rencontre avec Mme Wilson-Raybould, durant laquelle celle-ci a répété qu'elle n'interviendrait pas auprès de la directrice des poursuites pénales, qui avait décidé de ne pas inviter SNC-Lavalin à conclure un accord de réparation. Elle a aussi communiqué à M. Trudeau ses craintes relatives à des tentatives inappropriées d'ingérence politique auprès de la procureure générale dans une affaire criminelle. Après cette rencontre, plusieurs personnes de haut niveau sous la direction de M. Trudeau ont continué de discuter avec les conseillers juridiques de SNC‑Lavalin et, séparément, avec Mme Wilson-Raybould et son personnel ministériel en vue d'influencer sa décision, et ce, même après que SNC-Lavalin a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la directrice des poursuites pénales. On a tenté, entre autres, d'encourager Mme Wilson-Raybould à reconsidérer la possibilité d'obtenir des conseils externes de « quelqu'un comme » une ancienne juge en chef de la Cour suprême. Or, le Cabinet du premier ministre et d'autres cabinets ministériels avaient étudié les avis juridiques de deux anciens juges de la Cour suprême qui avaient été retenus par SNC‑Lavalin, ce que la procureure générale ignorait à ce moment-là. Pendant ce temps, SNC‑Lavalin et le Cabinet du premier ministre étaient entrés en communication avec l'ancienne juge en chef de la Cour Suprême afin de l'inviter à se pencher sur le dossier. La dernière tentative d'influence a eu lieu le 19 décembre 2018, durant une conversation entre Mme Wilson‑Raybould et l'ancien greffier du Conseil privé, qui a insisté, au nom de M. Trudeau, qu'il fallait trouver une solution afin d'éviter les conséquences économiques qui adviendraient si SNC‑Lavalin ne négociait pas un accord de réparation.

ll ne suffit pas de tenter d'influencer la décision d'une autre personne pour contrevenir à l'article 9. La deuxième étape de l'analyse consistait à déterminer si M. Trudeau, par ses actions et celles de son personnel, a tenté de favoriser les intérêts de SNC‑Lavalin de façon irrégulière.

Les éléments de preuve recueillis ont démontré qu'une suspension des poursuites aurait favorisé considérablement les intérêts économiques de SNC-Lavalin. M. Trudeau aurait favorisé ces intérêts s'il avait réussi à convaincre la procureure générale d'intervenir dans la décision de la directrice des poursuites pénales. Les gestes posés pour favoriser ces intérêts étaient irréguliers, car ils étaient contraires à la doctrine de Shawcross et aux principes de l'indépendance du poursuivant et de la primauté du droit.

Étant donné ce qui précède, je conclus que M. Trudeau s'est prévalu de sa position d'autorité sur Mme Wilson-Raybould pour tenter d'influencer sa décision concernant l'infirmation de la décision de la directrice des poursuites pénales, laquelle avait conclu qu'elle n'inviterait pas SNC‑Lavalin à entamer des négociations en vue de conclure un accord de réparation.

Par conséquent, je conclus que M. Trudeau a contrevenu à l'article 9 de la Loi.

PRÉOCCUPATIONS ET PROCESSUS

Demande d'étude

Le 8 février 2019, j'ai reçu une demande d'étude de la part de M. Charlie Angus, député de Timmins–Baie James, et de M. Nathan Cullen, député de Skeena–Bulkley Valley, qui disaient avoir des raisons de croire que le très honorable Justin Trudeau, premier ministre du Canada, avait contrevenu à l'article 7 de la Loi sur les conflits d'intérêts (la Loi). Leurs préoccupations étaient fondées sur un article publié dans le Globe and Mail le 7 février 2019 alléguant que des représentants du Cabinet du premier ministre avaient exercé des pressions sur la ministre de la Justice et procureure générale du Canada, l'honorable Jody Wilson‑Raybould1, afin qu'elle donne instruction au Service des poursuites pénales du Canada (le Service des poursuites) de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin2. On y mentionnait que le Service des poursuites avait précédemment décidé de ne pas entreprendre pareilles négociations.

L'article 7 interdit à tout titulaire de charge publique d'accorder, dans l'exercice de ses fonctions officielles, un traitement de faveur à une personne ou un organisme en fonction d'une autre personne ou d'un autre organisme retenu pour représenter l'un ou l'autre.

Sur la foi des renseignements fournis dans la demande, j'étais d'avis que les motifs énoncés dans la lettre ne correspondaient pas à une contravention possible à l'article 7 de la Loi. J'ai conclu que la demande d'étude de MM. Angus et Cullen ne satisfaisait pas aux exigences de la Loi et, par conséquent, que je ne pouvais entamer une étude sur la base de cette disposition.

Néanmoins, à la lumière des renseignements fournis dans la demande, en plus d'autres renseignements de nature publique recueillis par le Commissariat, j'avais des raisons de croire qu'il y avait eu contravention possible à l'article 9. J'ai donc entrepris, le 8 février 2019, une étude en vertu du paragraphe 45(1) de la Loi.

L'article 9 interdit à tout titulaire de charge publique de se prévaloir de ses fonctions officielles pour tenter d'influencer la décision d'une autre personne dans le but de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

Production de documents

Le 8 février 2019, j'ai écrit à M. Trudeau pour l'informer que j'entamais une étude relativement à sa conduite.

J'ai informé M. Trudeau que le but de mon étude était de déterminer s'il s'était prévalu de ses fonctions officielles pour tenter d'influencer la décision de Mme Wilson-Raybould, en sa qualité de procureure générale du Canada, afin de favoriser de façon irrégulière l'intérêt personnel de SNC‑Lavalin. J'ai demandé à M. Trudeau de produire tous les documents pertinents en la possession, sous la garde ou relevant du Cabinet du premier ministre.

Le Commissariat a reçu une première série de documents de la part des conseillers juridiques de M. Trudeau le 29 mars 2019, ainsi que des représentations écrites de M. Trudeau le 2 mai 2019. J'ai ensuite interviewé M. Trudeau le 3 mai 2019. Nous avons reçu une deuxième série de documents de la part des conseillers juridiques de M. Trudeau, en réponse à ma demande initiale, le 27 juin 2019. Le 16 juillet 2019, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont soumis des représentations écrites supplémentaires.

J'ai demandé à 13 témoins de produire des documents pertinents. J'ai reçu de la documentation d'un autre témoin sans en faire la demande officielle. Entre le 29 mars et le 5 juillet 2019, le Commissariat a reçu de la documentation de la part de 14 témoins et a mené des entrevues avec six d'entre eux (voir Annexe : Liste des témoins). J'ai aussi demandé des renseignements additionnels, par le biais d'affidavits, de M. Trudeau et de trois témoins.

Conformément à l'usage établi par ma prédécesseure, j'ai donné à M. Trudeau l'occasion de lire la transcription de son entrevue, des extraits de la transcription des entrevues des six témoins interviewés et de la preuve documentaire pertinente. Le 19 juillet 2019, M. Trudeau a eu l'occasion de faire des observations sur l'ébauche des parties factuelles du présent rapport (Préoccupations et processus, Constatations de faits et Position de M. Trudeau).

Renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine

Le 25 février 2019, la gouverneure en conseil a émis le décret 2019-0105, qui autorise Mme Wilson-Raybould et « toute personne ayant participé directement aux discussions avec elle » concernant l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi sur le directeur des poursuites pénales relativement à la poursuite contre SNC-Lavalin à divulguer au Comité permanent de la justice et des droits de la personne ainsi qu'au Commissariat tout renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada contenu dans les informations ou communications qui ont fait l'objet « de discussions directes avec elle » au moment où elle occupait la charge de procureure générale.

Au cours de mon étude, neuf témoins ont avisé le Commissariat qu'ils détenaient des renseignements qu'ils estimaient pertinents, mais qu'ils ne pouvaient divulguer, car, selon eux, ces renseignements dévoilaient d'autres renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine non visés par le décret 2019-0105.

Afin d'accéder au plus de renseignements pertinents possible, le 29 mars 2019, j'ai demandé à un conseiller juridique du Commissariat de communiquer avec ses homologues du Bureau du Conseil privé pour demander à ce que les témoins soient autorisés à transmettre tous leurs éléments de preuve au Commissariat. Malgré plusieurs semaines de discussion, nous n'avions toujours pas réussi à accéder aux documents confidentiels du Cabinet.

Le 3 mai 2019, j'ai soulevé la question directement auprès du premier ministre durant son entrevue. Par l'entremise de ses conseillers juridiques, M. Trudeau a fait savoir qu'il consulterait le Bureau du Conseil privé pour voir s'il serait possible de modifier le décret.

Le 28 mai 2019, la question de l'accès aux renseignements confidentiels du Cabinet n'étant toujours pas résolue, j'ai écrit au greffier du Conseil privé nouvellement nommé, M. Ian Shugart. Je lui ai exposé le dilemme des témoins, mentionné plus haut, et je lui ai expliqué le cadre législatif qui, selon moi, autorise, du moins implicitement, le Commissariat à accéder à ces renseignements. J'ai cité les dispositions de la Loi sur les conflits d'intérêts et de la Loi sur le Parlement du Canada qui m'interdisent de dévoiler tout renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine dans le contexte des déclarations publiques de récusation et dans nos rapports annuels, respectivement. J'ai expliqué que, selon ma compréhension, ces interdictions signifient que le Commissariat aurait à première vue accès à ces renseignements. J'ai ensuite fait une analogie entre ces interdictions et les restrictions auxquelles je suis assujetti quant à la divulgation de renseignements confidentiels dans le cadre de mes études, et expliqué les raisons pour lesquelles j'aurais un accès semblable – ainsi qu'une interdiction de publication – aux renseignements confidentiels du Cabinet dans ce contexte.

Dans une lettre datée du 13 juin 2019, le greffier du Conseil privé a rejeté ma demande d'accès à tous les renseignements confidentiels du Cabinet pour les besoins de la présente étude.

Les conseillers juridiques de M. Trudeau ont indiqué que la décision sur l'élargissement du décret a été prise par le Bureau du Conseil privé sans la participation du premier ministre ou son bureau.

Puisque le Commissariat s'est vu refuser le plein accès aux renseignements confidentiels du Cabinet, les témoins ont été limités dans leur capacité à fournir tous les éléments de preuve en leur possession. Par conséquent, je n'ai pu étudier la totalité des éléments de preuve ni en évaluer la pertinence. Les décisions qui ont un impact sur ma compétence aux termes de la Loi, en fixant les paramètres qui régissent ma capacité de recevoir des éléments de preuve, devraient être prises de manière transparente et démocratique par le Parlement, et non par les mêmes titulaires de charge publique qui sont assujettis au régime que j'applique.

Je suis convaincu que si l'on veut que le Commissariat demeure réellement indépendant et qu'il remplisse son mandat, je dois avoir un accès sans entrave à tous les renseignements pouvant m'être utiles dans l'exécution de mon mandat. Je dois pouvoir m'assurer que les décisions prises par les titulaires de charge publique du plus haut rang, y compris celles qui se prennent au Cabinet, sont exemptes de tout conflit d'intérêts.

Dans le cadre de cette étude, j'ai recueilli suffisamment de renseignements factuels pour bien trancher la question sur le fond. Cependant, en raison de mon incapacité à accéder à tous les renseignements confidentiels du Cabinet liés à cette étude, je dois signaler que je n'ai pu m'acquitter des obligations d'enquête qui me sont imparties par la Loi.

CONSTATATIONS DES FAITS

Contexte : accusations criminelles contre SNC-Lavalin

Le 19 février 2015, SNC-Lavalin a été accusée d'avoir contrevenu à l'alinéa 3(1)b) de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers et au paragraphe 380(1) du Code criminel pour des actes que l'entreprise aurait commis entre 2001 et 2011. Selon les règles fédérales, une condamnation pour corruption et fraude contre SNC-Lavalin interdirait à l'entreprise de soumissionner sur des contrats fédéraux pendant 10 ans et permettrait aux autorités fédérales d'annuler ses contrats actuels avec l'entreprise.

Selon de l'information accessible au public, en mai 2015, le chef de la direction de SNC‑Lavalin a déclaré qu'il avait tenté de parvenir à une entente avec l'ancien gouvernement afin d'éviter un long procès criminel. Toutefois, cette tentative serait restée vaine, et l'entreprise attendait de voir quel parti formerait le prochain gouvernement avant de reprendre ses démarches pour parvenir à une entente.

En décembre 2015, afin de prévenir la suspension du droit de soumissionner sur des contrats du gouvernement fédéral, SNC-Lavalin a signé une entente administrative en vertu du Régime d'intégrité du gouvernement du Canada, qui venait d'être modifié en juillet 2015. Cette entente administrative autorise l'entreprise à maintenir des contrats avec le gouvernement du Canada ou à approvisionner celui-ci en attendant la décision finale concernant les accusations fédérales.

M. Trudeau et son conseiller principal rencontrent des représentants de SNC-Lavalin au début de 2016

Le Registre des lobbyistes fédéral indique que les premiers contacts ayant trait aux questions de justice et de droit ont eu lieu au début de février 2016, lorsque SNC-Lavalin a entamé des activités de lobbying auprès de plusieurs haut responsables, y compris du personnel ministériel du Cabinet du premier ministre, des bureaux des ministres des Finances, du Commerce international et de l'Innovation, des Sciences et du Développement économique, ainsi que des fonctionnaires du Bureau du Conseil privé et de Services publics et Approvisionnement Canada en vue de faire adopter un régime d'accords de réparation.

Les accords de réparation, aussi appelés accords de poursuite suspendue, permettent au poursuivant de négocier avec une organisation accusée de certaines infractions criminelles en vue de reporter ou de suspendre des accusations criminelles au lieu d'entamer un procès. Des régimes semblables existent en France, en Australie et au Royaume-Uni.

M. Trudeau a témoigné que c'est au début 2016 qu'il a eu vent pour la première fois que SNC‑Lavalin souhaitait que le gouvernement du Canada adopte un régime d'accords de réparation, lors d'une réunion entre lui-même et son conseiller principal, M. Mathieu Bouchard, et le chef de la direction de l'entreprise ainsi que d'autres hauts représentants de l'entreprise. Selon M. Trudeau, lors de cette réunion, ils ont discuté des problèmes juridiques de l'entreprise, des efforts de réforme que SNC-Lavalin avait déployés et de l'impact qu'une condamnation criminelle aurait sur l'entreprise. M. Trudeau croyait que SNC-Lavalin lui avait aussi mentionné ce que d'autres pays faisaient avec des accords de réparation.

M. Trudeau a témoigné qu'à son avis, si l'entreprise s'était effectivement réformée, une condamnation criminelle représenterait une perte regrettable pour les employés, puisque SNC‑Lavalin compte énormément d'employés d'un bout à l'autre du Canada, et que ce serait aussi une perte regrettable en matière de projets d'infrastructure au pays.

Selon de la documentation fournie par le Bureau du Conseil privé, SNC-Lavalin avait plusieurs contrats avec le gouvernement fédéral, dont certains s'échelonneraient sur plusieurs décennies. Ces contrats comprenaient le nouveau pont Samuel-De Champlain, le projet du pont international Gordie-Howe, le projet de train léger de Montréal, ainsi que de nombreux autres engagements fédéraux valant des centaines de millions de dollars. Dans ses représentations écrites, M. Trudeau a indiqué qu'il savait en termes généraux que SNC-Lavalin était un entrepreneur important auprès des gouvernements canadiens et qu'il était au courant de certains des principaux contrats gouvernementaux en question, dont le nouveau pont Samuel-De Champlain et le projet de train léger de Montréal.

M. Trudeau a témoigné qu'au début 2016, il avait une connaissance limitée des accords de réparation. Il a demandé à M. Bouchard d'effectuer une recherche à ce sujet et de voir ce qu'il en était dans d'autres pays. Il a aussi dit avoir demandé à M. Bouchard de prêter attention à la question de SNC‑Lavalin et de cerner des mécanismes déjà en place qui pourraient déboucher sur des résultats positifs pour tous.

Quant aux rôles au sein du Cabinet du premier ministre, M. Trudeau a témoigné que la plupart des membres haut placés de son personnel ministériel sont autorisés, à divers degrés, à interagir avec des ministres, du personnel ministériel et d'autres intervenants, ainsi qu'à intervenir auprès d'eux, en son nom. Ils n'ont pas la liberté absolue de prendre des décisions importantes de façon unilatérale, mais une fois qu'ils ont une bonne idée de la direction que souhaite prendre M. Trudeau sur une affaire, ils sont chargés de la gestion quotidienne d'un dossier donné en fonction de leurs domaines de spécialité respectifs.

M. Bouchard a témoigné qu'il se voyait accorder une bonne marge de manœuvre relativement à ses dossiers et qu'il avait cru comprendre que, lorsqu'il interagissait avec des ministres et leur personnel, il le faisait au nom du premier ministre.

M. Trudeau a dit qu'on l'aurait tenu au courant des développements au fur et à mesure que l'affaire avançait et qu'il aurait supposé que M. Bouchard poursuivait le travail qu'il lui avait confié. Toutefois, selon M. Trudeau, les problèmes juridiques de SNC-Lavalin avec la justice n'étaient pas un sujet qui avait mérité une grande vigilance soutenue de sa part.

2016-2017 : réunions ministérielles et consultations publiques sur un régime d'accords de réparation

M. Bouchard a déclaré qu'au début de 2016, il a commencé à chercher de l'information sur les accords de réparation auprès d'autres membres du personnel ministériel et des ministères. Il a aussi témoigné que le Cabinet du premier ministre avait demandé au Bureau du Conseil privé d'organiser des réunions internes avec le personnel ministériel et des fonctionnaires du ministère des Finances Canada, de Services publics et Approvisionnement Canada, du ministère de la Justice Canada, d'Innovation, Sciences et Développement économique Canada ainsi que d'Affaires mondiales Canada (Diversification du commerce international), afin de discuter du concept de ce régime ainsi que des problèmes juridiques de SNC‑Lavalin.

Selon M. Bouchard, comme conclusion à ces réunions, les participants ont convenu que le gouvernement fédéral devrait entreprendre des consultations publiques sur la possibilité d'adopter un régime d'accords de réparation au Canada.

Sous l'égide de Services publics et Approvisionnement Canada et avec le soutien du ministère de la Justice, des consultations publiques sur les outils dont dispose le gouvernement du Canada pour répondre aux actes répréhensibles commis par des entreprises ont eu lieu du 25 septembre au 17 novembre 2017. Des documents de travail ont été acceptés jusqu'au 8 décembre 2017. Dans le cadre des consultations, il a également été question d'améliorations potentielles au Régime d'intégrité du gouvernement et de l'adoption d'un régime d'accords de réparation au Canada.

Les discussions du bureau du ministre des Finances avec SNC-Lavalin

Les documents soumis par SNC-Lavalin ont indiqué que les représentants de l'entreprise ont continué de préconiser l'adoption d'un régime d'accords de réparation à la suite des consultations. Le ministre des Finances, l'honorable Bill Morneau, s'est entretenu avec M. Neil Bruce, chef de la direction de SNC-Lavalin, le 23 janvier 2018, alors qu'ils étaient à Davos, en Suisse, pour la réunion annuelle du Forum économique mondial. Selon SNC-Lavalin, pendant cette rencontre, tenue à la demande des représentants de SNC-Lavalin, M. Bruce a informé M. Morneau ainsi que son directeur des politiques, M. Justin To, des difficultés de l'entreprise et de ses possibilités et stratégies de croissance.

Dans ses représentations écrites, M. To s'est souvenu d'une conversation au sujet de la rencontre de M. Morneau avec M. Bruce. Selon M. To, M. Morneau a noté de façon générale le point de vue de SNC-Lavalin voulant que le gouvernement aille de l'avant avec la mise en place d'un régime d'accords de réparation, puisque les consultations à cet égard s'étaient achevées en 2017.

M. Bruce a décrit les répercussions économiques négatives potentielles si SNC-Lavalin n'arrivait pas à conclure un accord de réparation. M. Morneau a indiqué qu'il ne se rappelait pas ce dont il avait été question, mais qu'il croyait qu'on lui aurait fait part du désir de l'entreprise de voir l'adoption d'un régime d'accords de réparation.

Le 2 février 2018, M. To a rencontré M. Bruce et d'autres représentants de SNC-Lavalin à Ottawa pour faire suite à leur réunion à Davos, en Suisse. L'entreprise a remis à M. To un document de travail confidentiel étayant les raisons à l'appui d'un régime d'accords de réparation et dans lequel l'entreprise demandait une mise en œuvre rapide du régime par l'entremise du budget fédéral. Selon le document, cette stratégie augmenterait la probabilité que l'entreprise puisse arriver à un règlement, conserver son siège social au Canada dans un avenir prévisible et augmenter ses effectifs.

M. To a indiqué qu'il n'a ni transmis le document au Cabinet du premier ministre, ni discuté avec eux de sa rencontre du 2 février 2018.

Inclusion des dispositions portant création du régime dans la Loi no 1 d'exécution du budget de 2018

Le 22 février 2018, le gouvernement du Canada a publié les résultats des consultations publiques, dans lesquels on peut lire : « La plupart des participants appuient l'établissement d'un régime canadien d'APS [accords de poursuite suspendue], car ils considèrent qu'un régime canadien d'APS serait un outil supplémentaire utile aux procureurs, qui pourraient l'utiliser à leur discrétion dans des circonstances appropriées pour combattre le crime d'entreprise. »

Cinq jours plus tard, soit le 27 février 2018, des modifications au Code criminel visant à autoriser les accords de réparation ont été annoncées dans le budget de 2018. Ces modifications ont par la suite été intégrées à un projet de loi budgétaire omnibus (C-74). De l'avis de nombreux témoins interviewés, des questions non financières sont habituellement ajoutées à un projet de loi budgétaire fédéral pour accélérer leur adoption par le Parlement.

M. Trudeau et d'autres témoins ont déclaré que les questions incluses dans un projet de loi budgétaire émanaient de discussions entre le premier ministre et le ministre des Finances, et de discussions entre le Cabinet du premier ministre et le bureau du ministre des Finances. En l'occurrence, étant donné que les modifications au Code criminel seraient incluses dans le projet de loi budgétaire, M. Trudeau a déclaré que Mme Wilson-Raybould aurait probablement elle aussi participé aux discussions.

Selon M. Trudeau, SNC-Lavalin était un exemple opportun d'une entreprise comportant un nombre considérable d'employés au Canada, accusé d'avoir commis des actes fautifs sous une ancienne direction et qui s'efforçait maintenant de se réformer. Un régime d'accords de réparation offrait une porte de sortie à SNC-Lavalin, comme cela avait été le cas pour d'autres grandes firmes d'ingénierie en Europe qui avaient bénéficié de ce type de régime.

Dans son témoignage, Mme Wilson-Raybould a déclaré qu'elle croyait comprendre que la nécessité de créer un régime était principalement attribuable à SNC-Lavalin. Étant donné l'importance des modifications au Code criminel, elle a dit avoir eu l'impression que le processus, y compris les consultations publiques et les modifications, se soit déroulé en vitesse afin qu'elles soient incluses dans le projet de loi budgétaire de 2018. C'est pourquoi elle a décidé de ne pas parrainer le mémoire au Cabinet concernant les modifications au Code criminel et de ne pas parler du régime publiquement ou devant des comités parlementaires.

Le 27 mars 2018, le gouvernement a déposé le projet de loi d'exécution budgétaire C-74, qui comprenait des modifications au Code criminel portant création d'un régime d'accords de réparation.

Comme l'énonce l'article 715.31 du Code criminel, l'un des objectifs du régime est de « réduire les conséquences négatives de l'acte répréhensible sur les personnes – employés, clients, retraités ou autres – qui ne s'y sont pas livrées, tout en tenant responsables celles qui s'y sont livrées ».

Le régime prévoit également, au paragraphe 715.32(1), les conditions à satisfaire pour que le poursuivant puisse négocier un accord de réparation avec une organisation à qui une infraction est imputée, de même que les facteurs d'intérêt public à prendre en compte pour déterminer s'il convient d'entreprendre pareilles négociations. Dans le cas où l'infraction imputée à l'organisation est une infraction visée aux articles 3 ou 4 de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers, le directeur des poursuites pénales ne doit pas prendre en compte les considérations d'intérêt économique national, les effets possibles sur les relations étrangères ou l'identité des organisations ou individus en cause.

Le projet de loi C-74 a été entièrement examiné par le Comité permanent des finances de la Chambre des communes ainsi que par plusieurs comités du Sénat.

Le projet de loi C-74 a reçu la sanction royale le 21 juin 2018. Les dispositions du Code criminel entreraient en vigueur 90 jours plus tard, le 19 septembre 2018.

Lorsque nous lui avons demandé si les représentants de SNC-Lavalin avaient participé au processus législatif ayant abouti aux modifications apportées au Code criminel, M. Trudeau a témoigné que bien qu'il supposait que SNC-Lavalin aurait participé aux consultations ayant mené aux modifications du Code criminel, les décisions de nature législative relèvent du Cabinet et du gouvernement, et non des entreprises privées.

Le bureau du ministre des Finances demande une mise à jour sur SNC-Lavalin

À la mi-août 2018, M. Ben Chin, chef de cabinet du ministre des Finances, a communiqué avec Mme Jessica Prince, chef de cabinet de la ministre de la Justice et procureure générale, pour discuter de SNC-Lavalin. Selon les notes de discussion prises par Mme Prince, M. Chin aurait déclaré qu'il avait été en communication avec SNC-Lavalin et que, du point de vue de l'entreprise, le processus de négociation d'un accord de réparation prenait trop de temps. M. Chin a demandé s'il était possible d'accélérer le processus. Dans ses représentations écrites, M. Chin a déclaré qu'il ne se rappelait pas ce qui l'avait amené à faire cette demande.

Dans un courriel de suivi, Mme Prince a informé M. Chin qu'un haut fonctionnaire du Service des poursuites pénales du Canada (le Service des poursuites) avait précédemment informé les membres du personnel du bureau de la ministre de la Justice et procureure générale qu'ils ne pouvaient pas demander une mise à jour au Service des poursuites. Mme Prince a écrit que puisque le Service des poursuites était, selon la loi, indépendant du gouvernement, il se pouvait qu'une simple demande de suivi soit perçue comme de l'ingérence politique irrégulière ou le soit réellement. Mme Prince a aussi mentionné les dispositions pertinentes énonçant le rôle du poursuivant dans un régime d'accords de réparation ainsi que les facteurs qu'il fallait ou non prendre en considération dans la prise de décision.

Le même jour, M. Chin a acheminé le courriel de Mme Prince à MM. Morneau et To. M. Morneau a déclaré ne pas se rappeler avoir lu ce courriel.

Mme Wilson-Raybould a déclaré que Mme Prince l'avait informée de sa discussion avec M. Chin. Mme Wilson-Raybould a également déclaré ne pas avoir souvenir, au cours de son mandat de trois ans en tant que procureure générale, que le bureau d'un autre ministre ait contacté son bureau pour s'enquérir d'une poursuite en particulier.

La décision de la directrice des poursuites pénales relativement à SNC-Lavalin

Le 4 septembre 2018, le Service des poursuites a informé SNC-Lavalin que Mme Kathleen Roussell, directrice des poursuites pénales, avait décidé qu'il ne serait pas approprié, en l'occurrence, de conclure un accord de réparation.

Le même jour, le bureau de Mme Wilson-Raybould a également été informé de la décision de la directrice des poursuites pénales par l'entremise d'un avis relatif à l'article 13 de la Loi sur le directeur des poursuites pénales. Selon cette disposition, le directeur des poursuites pénales « informe le procureur général en temps utile de toute poursuite ou de toute intervention qu'il se propose de faire soulevant d'importantes questions d'intérêt général ».

Mme Emma Carver, conseillère ministérielle au bureau de Mme Wilson-Raybould, a fait parvenir l'avis relatif à l'article 13 aux membres du personnel supérieur du Cabinet du premier ministre ainsi que du bureau du ministre des Finances, en y ajoutant qu'on ne pouvait faire grand-chose si le poursuivant indépendant décidait qu'un accord de réparation n'était pas de mise. Mme Carver a ajouté que la procureure générale pourrait émettre une directive à l'intention des poursuivants, mais que la procureure générale n'envisageait pas de le faire, puisqu'aucun procureur général n'avait jamais émis de directives sur des affaires particulières. En réponse, M. To a indiqué à M. Bouchard et à M. Elder Marques, conseiller principal au Cabinet du premier ministre, qu'ils pourraient ne rien faire et souhaiter une conclusion heureuse, mais que si SNC-Lavalin décidait de déménager son siège social au Royaume-Uni, il serait sans doute plus pénible de régler la question à l'avenir plutôt que maintenant.

Dans ses représentations écrites, M. To a indiqué que sa réponse était destinée à exprimer le fait que la décision de la directrice des poursuites pénales pourrait avoir une incidence négative, et que leurs ministères respectifs devaient se préparer pour composer avec les répercussions publiquement, ainsi qu'en ce qui touche les communications et les relations avec les intervenants.

M. Marques a témoigné qu'avant de se joindre au Cabinet du premier ministre en septembre 2017, il était au courant de façon générale de l'affaire SNC-Lavalin et avait collaboré avec M. Bouchard sur le dossier de SNC-Lavalin lorsqu'il s'est joint au Cabinet du premier ministre.

M. Trudeau a témoigné qu'il ne se rappelait pas exactement à quel moment il avait été informé de la décision de la directrice des poursuites pénales, mais qu'il aurait été mis au courant des développements puisque cela était pertinent pour lui et son gouvernement, étant donné que le Cabinet avait adopté des mesures relatives aux accords de réparation pour améliorer les situations comme celle à laquelle SNC-Lavalin est confrontée.

L'orientation de M. Trudeau suivant la décision de la directrice des poursuites pénales

M. Trudeau a témoigné que la décision de la directrice des poursuites pénales l'inquiétait, parce qu'on avait eu espoir que le nouvel outil d'accords de réparation, que le gouvernement avait adopté, aurait donné l'occasion à SNC-Lavalin de rendre des comptes concernant ses actes fautifs antérieurs sans entraîner de lourdes pertes d'emplois.

Dans ses représentations écrites, M. Trudeau a déclaré que la tournure des événements l'avait laissé perplexe, de même que son personnel, parce que, dans son esprit, SNC-Lavalin était justement le type de candidat pour lequel le régime d'accords de réparation avait été conçu : une société qui avait entrepris de grandes démarches pour se réformer et dont la condamnation nuirait à de nombreuses personnes qui n'avaient rien à voir avec les actes répréhensibles. Il a dit craindre que la décision de la directrice des poursuites pénales ne se répercute au-delà de l'affaire SNC-Lavalin et qu'elle serve de précédent pour justifier, dans d'autres affaires, la décision d'offrir ou non la possibilité de négocier un accord de réparation.

M. Trudeau a témoigné qu'après avoir été informé par son personnel de la décision de la directrice des poursuites pénales, il avait demandé à son personnel quelles étaient les options pour faire avancer ce dossier. Il a dit que son personnel l'a avisé que le Service des poursuites était indépendant, que la procureure générale était la seule personne qui pouvait émettre des directives pour faire avancer le dossier, et que la procureure générale n'avait pas d'échéance précise à respecter pour intervenir. Il a également déclaré qu'à ce moment, il aurait fait savoir à son personnel qu'il était important que Mme Wilson-Raybould tienne compte, dans sa décision d'intervenir ou non dans l'affaire, des conséquences potentiellement négatives pour la population canadienne.

M. Trudeau a témoigné qu'il avait demandé qu'on le tienne au courant de la situation, puisque ce dossier pouvait potentiellement affecter des milliers d'emplois, mais qu'il ne s'attendait pas à recevoir des mises à jour quotidiennes. À l'époque, d'autres questions d'importance nationale occupaient une grande place dans son horaire. Il a témoigné qu'il s'attendait à ce que les membres de son personnel poursuivent leur travail.

Examen de l'information et prise d'une décision par la procureure générale

Mme Wilson-Raybould a témoigné qu'elle recevait habituellement de la directrice des poursuites pénales, chaque mois, de deux à huit avis relatifs à l'article 13. Elle a indiqué que, après avoir reçu le mémoire de la directrice concernant SNC‑Lavalin, le 4 septembre 2018, et l'avoir lu, elle a fait preuve de diligence raisonnable, comme elle le faisait pour tout autre avis relatif à l'article 13 qui était soumis à son bureau.

Mme Wilson-Raybould a témoigné que, compte tenu de l'importance du dossier et de la préférence qui avait été affichée en faveur de l'adoption d'un régime d'accords de réparation, et compte tenu des efforts déployés précédemment par le bureau de M. Morneau auprès du Service des poursuites pour que celui‑ci fasse le point sur la situation, elle savait que le dossier était suivi de près et qu'une décision de la directrice des poursuites pénales était attendue. Mme Wilson-Raybould a témoigné qu'elle savait que, si elle se montrait d'accord avec la décision prise le 4 septembre 2018 par la directrice des poursuites pénales, les gens au sein du gouvernement qui voulaient faire appliquer le régime d'accords de réparation auraient des difficultés importantes à surmonter, et que la décision allait être examinée de près par le Cabinet du premier ministre. C'est pourquoi, selon ses explications, elle devait avoir une entière confiance dans sa décision de ne pas agir.

Mme Wilson-Raybould a témoigné qu'à cette fin, elle a demandé à sa chef de cabinet d'amorcer un dialogue avec d'autres membres de son personnel ministériel et fonctionnaires ministériels. Mme Wilson‑Raybould a ajouté qu'elle avait elle‑même eu plusieurs discussions avec son personnel et sa sous‑ministre, et qu'elle avait demandé conseil auprès de plusieurs anciens procureurs généraux et parlé avec un agent externe, M. Grégoire Webber, employé par son bureau ministériel. Mme Wilson‑Raybould a également témoigné qu'elle s'était appuyée sur les notes de service rédigées par son bureau et son ministère.

Une première note de service a été rédigée le 5 septembre 2018 par Mme Carver et M. Webber à la demande de M. Marques. Elle portait sur l'indépendance du poursuivant assumée par la procureure générale, le régime d'accords de réparation, la décision de la directrice des poursuites pénales de ne pas négocier avec SNC‑Lavalin, et les considérations politiques relatives à une intervention de la procureure générale.

La note de service citait par ailleurs un jugement de la Cour suprême du Canada qui traitait des pouvoirs discrétionnaires de la poursuite; la Cour y établit que ces pouvoirs « doivent être exercés avec objectivité et impartialité », être libres « de toute pression politique de la part du gouvernement » et être protégés « contre l'influence de considérations politiques inappropriées et d'autres vices ». La note de service définissait également le rôle de la procureure générale à l'égard de la directrice des poursuites pénales.

En vertu de la Loi sur le directeur des poursuites pénales, le procureur général a le pouvoir de donner des directives au directeur des poursuites pénales relativement aux poursuites en général ou à une poursuite en particulier. De plus, le procureur général a le pouvoir de prendre en charge une poursuite.

Mme Wilson-Raybould a témoigné que son personnel avait initialement rédigé la note de service pour s'assurer que le Cabinet du premier ministre comprenait la nature de la relation entre la procureure générale et la directrice des poursuites pénales.

M. Marques a témoigné qu'il avait discuté de la note de service avec le personnel de Mme Wilson‑Raybould et qu'il aurait informé M. Trudeau sur les principes énoncés dans la note, par exemple, le pouvoir du procureur général de donner des directives, et sur les répercussions de l'émission d'une directive par le procureur général. Il a dit qu'il aurait aussi parlé à M. Trudeau de quelques‑unes des considérations politiques du dossier, comme le fait qu'il n'est jamais arrivé qu'un procureur général donne des directives sur une poursuite en particulier. M. Marques a ajouté que, puisque la directrice des poursuites pénales avait rendu une décision portant à conséquence, il voulait s'assurer que M. Trudeau comprenait bien le dossier.

Mme Wilson-Raybould a aussi reçu du ministère de la Justice un avis intitulé « The power to issue directives and to assume the conduct of proceedings » (Le pouvoir de donner des directives et d'intervenir dans la conduite d'une poursuite), dont une ébauche a été remise à la chef de cabinet de Mme Wilson-Raybould le 8 septembre 2018.

Mme Nathalie Drouin, sous-ministre de la Justice et sous-procureure générale du Canada, a témoigné que son bureau n'est pas tenu au courant des communications entre la directrice des poursuites pénales et la procureure générale relativement à un dossier de poursuite particulier, et ne pouvait se souvenir que d'une autre instance où le bureau de Mme Wilson-Raybould avait demandé l'aide du bureau de la sous-ministre quant à un avis relatif à l'article 13.

L'avis reçu du ministère de la Justice exposait les responsabilités de la procureure générale relativement aux poursuites : ses décisions doivent être libres de toute influence du Cabinet et ne pas reposer sur des considérations politiques, les politiques publiques peuvent entrer en ligne de compte dans la prise de décisions sur les poursuites criminelles, et la procureure générale peut choisir de consulter des membres du Cabinet de manière générale en ce qui a trait à certains aspects des politiques publiques, mais elle seule est responsable de prendre les décisions concernant la conduite de poursuites en particulier; ces décisions ne peuvent pas être prises à la suite d'un processus faisant intervenir le Cabinet.

L'avis précisait également que la procureure générale pouvait recevoir de l'information de la directrice des poursuites pénales afin de mieux comprendre une décision concernant un accord de réparation dans un dossier en particulier. Selon ce document, la procureure générale pouvait demander de recevoir des conseils de sources externes relativement à l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi sur le directeur des poursuites pénales. L'avis indiquait que Mme Wilson‑Raybould pouvait faire appel à quelqu'un ne travaillant pas au Bureau de la directrice des poursuites pénales afin d'évaluer le dossier et de lui dire si, à son avis, les conditions applicables à la conclusion d'un accord de réparation étaient remplies.

La suggestion de recourir à un conseiller externe a été discutée par les membres du personnel supérieur du bureau de Mme Wilson‑Raybould. Ceux‑ci avaient, selon la preuve documentaire, certaines réserves au sujet des mécanismes qui entraient en jeu lorsqu'il s'agissait de demander des conseils d'une source externe sur une poursuite. Mme Drouin a témoigné que c'était elle qui avait proposé l'idée en premier. Elle a dit que, à l'époque où elle était sous‑procureure générale du Québec, une décision du directeur provincial des poursuites criminelles et pénales avait été contestée publiquement, et le procureur général du Québec avait été appelé à intervenir. Mme Drouin avait suggéré au procureur général du Québec de former un comité d'experts chargé de lui faire part de ses recommandations en la matière.

Dans un échange de courriels avec Mme Drouin, des membres du personnel de Mme Wilson‑Raybould ont demandé des éclaircissements et plus de renseignements à la sous‑ministre, car ils croyaient que l'option proposée n'avait pas de précédent. Ils ont demandé à Mme Drouin si un procureur général avait déjà demandé des avis extérieurs, et ils ont voulu savoir de quelle manière une personne de l'extérieur pouvait accéder aux renseignements confidentiels relatifs à une poursuite.

Mme Drouin a témoigné que, en réponse aux demandes de renseignements du personnel de Mme Wilson‑Raybould, elle a produit une note supplémentaire, le 10 septembre 2018. Dans cette note, elle a affirmé que, selon les informations dont disposait le Ministère, un procureur général n'avait jamais cherché à obtenir des conseils d'une source externe au sujet d'une décision à rendre à l'égard d'une poursuite. La note indiquait aussi qu'un examen externe d'un dossier soumis à l'attention du Service des poursuites pénales serait une première et qu'il n'y avait aucune ligne directrice ni aucun processus établi à cet égard.

Dans sa note supplémentaire, Mme Drouin a également suggéré un plan d'action qui exigeait, comme première étape, d'avoir des discussions informelles avec le Service des poursuites afin de déterminer ses préoccupations ou de cerner les mesures à prendre pour permettre la tenue de l'examen externe. Selon la note, le Service des poursuites et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) auraient sans doute de vives préoccupations concernant la protection des sources, les méthodes d'enquête et la divulgation des renseignements qui pourraient nuire aux éventuelles poursuites. Il faudrait alors faire appel à une tierce partie de confiance, qui serait chargée de protéger les renseignements de nature délicate. Si nécessaire, la procureure générale pourrait donner au Service des poursuites la directive de fournir à la tierce partie externe assez de renseignements pour qu'elle puisse déterminer que le critère de l'intérêt public a bien été pris en considération.

Selon les documents soumis par Mme Prince, aucun renseignement supplémentaire écrit n'a été reçu de la part de la sous-ministre concernant la suggestion d'obtenir des conseils de l'extérieur. Cependant, la preuve documentaire indiquait que Mme Wilson‑Raybould et son personnel avaient discuté de l'idée avec Mme Drouin.

Lors de leur discussion avec Mme Drouin, d'autres interventions possibles ont été envisagées, dont la proposition que la sous‑ministre discute de façon informelle avec la directrice des poursuites pénales. D'après les notes de discussions prises par Mme Prince, cependant, Mme Wilson‑Raybould et son personnel supérieur craignaient que toute intervention soit perçue comme de l'ingérence politique.

Dans le témoignage qu'elle a offert au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, le 6 mars 2019, Mme Drouin a dit que, le 11 septembre 2018, un membre du personnel supérieur de Mme Wilson-Raybould l'avait informée que la procureure générale n'avait pas l'intention d'intervenir dans le dossier SNC‑Lavalin.

Mme Wilson-Raybould a témoigné lors de son entrevue qu'elle était convaincue d'avoir alors pris la bonne décision de ne prendre aucune mesure.

M. Trudeau a indiqué que son bureau avait également été avisé de la décision de Mme Wilson‑Raybould de ne pas intervenir. Dans ses représentations écrites, M. Trudeau a déclaré que la position apparente de la procureure générale le rendait perplexe, un sentiment partagé par son personnel. M. Trudeau espérait pouvoir comprendre cette position et, si possible, résoudre la divergence entre les points de vue. M. Trudeau a maintenu que ce qui comptait surtout, pour lui, c'était de déterminer si la décision de Mme Wilson‑Raybould, quelle qu'elle soit, pouvait être expliquée à d'autres membres du gouvernement et aux membres de la population canadienne concernés.

Discussions entre les bureaux ministériels et les représentants de SNC‑Lavalin

La preuve documentaire démontre que, à la suite de la décision prise par la directrice des poursuites pénales le 4 septembre 2018, des membres du personnel supérieur du bureau de M. Morneau et du Cabinet du premier ministre ont communiqué avec le personnel de Mme Wilson‑Raybould pour discuter des options offertes et, le cas échéant, voir ce qu'il était possible de faire dans l'affaire SNC‑Lavalin.

M. Morneau a témoigné qu'il était extrêmement surpris et consterné par la décision de la directrice des poursuites pénales puisqu'il s'attendait à ce que les circonstances de SNC-Lavalin cadrent bien avec le nouveau régime. Quand il a appris la nouvelle, il a immédiatement assumé que la compagnie serait en péril tant à court terme qu'à long terme, et qu'en raison de la perte d'activités commerciales, les employés et les retraités perdraient dans l'éventualité leurs emplois et leurs pensions.

Lors d'une conversation entre Mme Prince, M. Bouchard et M. Marques le 16 septembre 2018, Mme Prince a écrit que les deux conseillers principaux du premier ministre ont fait part de leurs préoccupations à l'égard de la perte de nombreux emplois ainsi que du contexte de la prochaine élection provinciale au Québec si SNC-Lavalin n'obtenait pas un accord de réparation. Lors d'une discussion le 19 septembre 2018 avec MM. Bouchard et Marques, Mme Prince leur a fait savoir que Mme Wilson-Raybould serait heureuse de discuter avec eux à ce sujet.

Dans leurs représentations écrites, MM. Bouchard et Marques ont indiqué que lors de leurs discussions avec Mme Prince, ils ont souligné qu'ils ne voulaient franchir aucune limite et qu'ils étaient bel et bien au courant de l'importance de l'indépendance du poursuivant.

La preuve documentaire révèle aussi qu'en même temps, les membres du Cabinet du premier ministre et du bureau du ministre des Finances qui avaient communiqué leurs inquiétudes à Mme Wilson‑Raybould et à son personnel prenaient également part à des discussions avec des représentants de SNC‑Lavalin et leurs conseillers juridiques afin d'aider l'entreprise à trouver des solutions permettant d'amorcer des négociations sur la conclusion d'un accord de réparation avec l'entreprise.

Séance d'information préparatoire du 17 septembre 2018 entre M. Trudeau, les membres de son personnel supérieur et le greffier du Conseil privé

Le 17 septembre 2018, M. Trudeau avait une rencontre prévue avec Mme Wilson-Raybould, qui voulait discuter d'un dossier non lié à SNC‑Lavalin.

Avant cette rencontre, M. Trudeau a participé à une séance d'information préparatoire avec Mme Katie Telford, sa chef de cabinet, M. Gerald Butts, son secrétaire principal, M. Bouchard, et M. Michael Wernick, le greffier du Conseil privé. Ils ont parlé de différentes questions susceptibles d'être abordées lors de la rencontre, dont le dossier SNC‑Lavalin.

M. Trudeau a témoigné qu'il savait déjà, avant la rencontre, que Mme Wilson‑Raybould n'était pas encline à intervenir dans la décision de la directrice des poursuites pénales.

M. Wernick a témoigné que la question de SNC‑Lavalin devait être abordée parce que la Loi d'exécution du budget, y compris les modifications qui devaient être apportées au Code criminel pour mettre en place un régime d'accords de réparation, allait entrer en vigueur dans les dernières semaines de septembre. Selon le témoignage de M. Wernick, SNC‑Lavalin savait que, en tant que société cotée en bourse, elle serait tenue de faire le point publiquement, dans un court délai, sur les poursuites pénales la concernant, et que la directrice des poursuites pénales avait décidé de ne pas négocier d'accord de réparation avec elle.

M. Bouchard a témoigné que le contenu de la note de service du 5 septembre 2018 rédigée par le personnel de Mme Wilson-Raybould, qui décrivait les répercussions juridiques et constitutionnelles d'une intervention dans une poursuite criminelle, a été présenté à M. Trudeau lors de la séance d'information préparatoire. M. Bouchard a déclaré qu'il était clair, pour M. Trudeau, qu'il ne pouvait pas demander ou ordonner à la procureure générale d'intervenir dans le dossier, et qu'il ne pouvait pas intervenir lui‑même.

Il a été décidé, à cette séance d'information préparatoire, que M. Trudeau soulève la question de SNC‑Lavalin dès le début de la rencontre, avant de passer à d'autres dossiers.

Entretien du 17 septembre 2018 entre M. Trudeau et Mme Wilson‑Raybould

Selon le compte rendu écrit de Mme Wilson-Raybould sur son entretien avec M. Trudeau et M. Wernick, M. Trudeau a abordé la question de SNC‑Lavalin et lui a demandé d'aider à trouver une solution, faisant valoir que si l'entreprise ne pouvait pas profiter d'un accord de réparation, elle partirait de Montréal et un grand nombre d'emplois seraient perdus.

Mme Wilson-Raybould a affirmé qu'elle avait expliqué l'état du droit à M. Trudeau et décrit ce que la Loi sur le directeur des poursuites pénales l'autorisait à faire, comme procureure générale, concernant l'émission de directives ou la prise en charge d'une poursuite. Elle a dit à M. Trudeau qu'elle avait reçu l'avis relatif à l'article 13, plus tôt dans le même mois, qu'elle avait étudié le dossier très attentivement et avec toute la diligence requise, et qu'elle avait décidé de ne pas intervenir dans la décision de la directrice des poursuites pénales.

Selon Mme Wilson‑Raybould, le greffier du Conseil privé a défendu l'idée de conclure un accord de réparation avec SNC‑Lavalin, expliquant qu'une réunion du conseil d'administration avec les actionnaires devait avoir lieu bientôt et que l'entreprise allait probablement déménager au Royaume‑Uni. M. Wernick a aussi mentionné l'élection qui devait se tenir sous peu au Québec. M. Trudeau a aussi parlé de l'élection provinciale au Québec et lui a rappelé qu'il représentait une circonscription de la province.

Mme Wilson‑Raybould a affirmé qu'elle avait ensuite demandé à M. Trudeau s'il était en train de s'ingérer politiquement dans son rôle et sa décision en tant que procureure générale. M. Trudeau aurait répondu que ce n'était pas le cas, mais qu'ils devaient trouver une solution.

Lorsque nous avons demandé à M. Trudeau, lors de notre entrevue, quelle sorte de solution il souhaitait que Mme Wilson‑Raybould trouve, il a dit espérer qu'elle se rende compte qu'il était dans l'intérêt public de trouver une solution dans le dossier. M. Trudeau voulait s'assurer que la procureure générale avait envisagé tous les moyens mis à sa disposition et les conséquences économiques négatives que pourraient subir les employés de SNC‑Lavalin, sous la forme de pertes d'emplois, si l'entreprise était poursuivie au criminel. M. Trudeau espérait que Mme Wilson‑Raybould fasse des démarches auprès de la directrice des poursuites pénales, que ce soit par l'entremise d'un mécanisme officiel, tel que l'émission d'une directive en vertu de la Loi sur le directeur des poursuites pénales, ou d'un moyen plus informel, par exemple en demandant à la directrice de réexaminer sa décision originale à la lumière des modifications au Code criminel qui autorisent les accords de réparation.

M. Trudeau a cependant témoigné du fait qu'il a toujours estimé que la décision revenait à Mme Wilson-Raybould.

Dans ses déclarations écrites, M. Trudeau a indiqué qu'il ne se souvenait pas si M. Wernick avait parlé de l'élection provinciale qui était sur le point d'avoir lieu au Québec, ou s'il avait semblé être d'accord avec le commentaire du greffier du Conseil privé. Selon M. Trudeau, il était clairement conscient de la nécessité d'éviter de faire quoi que ce soit qui puisse perturber une élection provinciale.

M. Trudeau a témoigné qu'il aurait sans aucun doute mentionné le fait qu'il était le député de Papineau, au Québec. Il a expliqué que, s'il avait souligné son rôle de député, c'était parce qu'il avait compris, dès ses débuts à la Chambre des communes, que les décisions du gouvernement ont des répercussions sur la population canadienne. M. Trudeau a témoigné qu'il espérait que Mme Wilson‑Raybould réfléchisse aux conséquences économiques que subirait la population canadienne, de même qu'aux conséquences des pertes d'emplois sur le plan politique.

M. Trudeau a témoigné qu'il ne se rappelait pas précisément que Mme Wilson-Raybould lui ait demandé s'il était en train de s'ingérer politiquement dans le dossier. Il a dit que Mme Wilson‑Raybould avait tendance à estimer qu'il y avait « ingérence » chaque fois que le personnel du premier ministre tentait de discuter d'une décision qu'elle avait déjà prise ou d'offrir des conseils sur le sujet.

Lors de sa comparution devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, le 6 mars 2019, M. Wernick a déclaré que bien qu'il ait mentionné l'élection provinciale au Québec, ce n'était pas pour des considérations partisanes. Comme l'entreprise était obligée de divulguer publiquement certaines informations dans un avenir rapproché, M. Wernick craignait qu'un enjeu fédéral émerge dans les deux dernières semaines d'une campagne électorale provinciale assez chaudement disputée. M. Wernick a indiqué qu'il voulait rappeler à M. Trudeau et à Mme Wilson‑Raybould que, selon la convention en place, le gouvernement fédéral devait s'abstenir de toute influence dans une élection provinciale.

M. Trudeau a témoigné qu'il avait demandé à Mme Wilson‑Raybould de parler avec sa sous‑ministre et M. Wernick, tous deux membres de la fonction publique, de manière à faire disparaître complètement les considérations politiques des discussions sur le dossier. Mme Wilson‑Raybould s'est engagée à le faire.

M. Trudeau a compris de son entretien avec elle que Mme Wilson-Raybould n'avait pas encore pris de décision définitive sur la possibilité d'intervenir dans la décision de la directrice des poursuites pénales. Mme Wilson-Raybould a affirmé qu'elle avait dit à M. Trudeau que les conversations du genre ne la feraient pas changer d'idée.

Dans ses représentations écrites, M. Trudeau a déclaré qu'il avait avisé son personnel que Mme Wilson‑Raybould avait accepté de réexaminer le dossier. Il avait également demandé à son personnel d'essayer encore de comprendre la position de la procureure générale et d'exprimer la préoccupation sur les conséquences d'une condamnation pour les intervenants au Canada. M. Trudeau a témoigné qu'il aurait probablement demandé à M. Bouchard de garder l'œil sur le dossier, et il aurait demandé à M. Wernick de discuter avec la sous‑ministre de la Justice pour déterminer quelles solutions et conversations étaient autorisées.

Dans ses représentations écrites, M. Bouchard a indiqué que M. Trudeau savait que seule la procureure générale était responsable de la prise de décisions quant à l'émission d'une directive, et que les instructions qu'il avait données à M. Bouchard et aux autres membres du personnel du Cabinet du premier ministre respectaient toujours cette exigence. M. Bouchard a témoigné qu'il a cru comprendre des propos de M. Trudeau que le Cabinet du premier ministre ne devait franchir aucune limite en cherchant des solutions.

Réunion de suivi du 18 septembre 2018 entre Mme Wilson-Raybould et sa sous‑ministre

Le 18 septembre 2018, Mme Wilson-Raybould s'est réunie avec les membres de son personnel supérieur et sa sous‑ministre. Elle les a informés sur la teneur de son entretien avec M. Trudeau et leur a dit qu'elle s'était engagée à parler de nouveau avec sa sous‑ministre et le greffier du Conseil privé à propos de la décision de la directrice des poursuites pénales.

Selon les notes prises par Mme Prince à la réunion, Mme Drouin a demandé à Mme Wilson‑Raybould si elle disposait de suffisamment d'information pour soutenir l'avis de la directrice relatif à l'article 13, et a estimé que la collecte d'information additionnelle ne serait pas considérée comme de l'ingérence. D'après ces notes, Mme Drouin a dit être d'avis que le refus de négocier un accord de réparation avec l'entreprise pourrait être plus lourd de conséquences que ne l'avait estimé le Service des poursuites pénales.

Selon les notes prises par Mme Prince à la réunion, il a encore été question de la possibilité de discuter de manière informelle avec la directrice des poursuites pénales. Mme Wilson‑Raybould a indiqué toutefois qu'elle n'était vraiment pas à l'aise avec cette idée.

Mme Drouin a témoigné que Mme Wilson‑Raybould, en sa qualité de procureure générale, devait rendre des comptes au Parlement sur sa prise de décisions, et qu'elle avait par conséquent la responsabilité de s'assurer qu'elle disposait de toute l'information nécessaire pour déterminer s'il y avait lieu d'intervenir. Mme Drouin a dit croire que, dans le cas présent, Mme Wilson‑Raybould aurait pu bénéficier de renseignements supplémentaires, puisque le régime des accords de réparation était nouveau et que les répercussions possibles pourraient avoir une incidence sur des victimes innocentes, comme les retraités.

Réunion de suivi du 19 septembre 2018 entre Mme Wilson-Raybould et le greffier du Conseil privé

Après avoir rencontré sa sous‑ministre, Mme Wilson‑Raybould s'est entretenue avec M. Wernick, le 19 septembre 2018.

Selon les notes prises lors de son entretien avec le greffier du Conseil privé, Mme Wilson‑Raybould a indiqué que M. Wernick avait répété ce qui avait déjà été dit lors de la rencontre du 17 septembre 2018 avec M. Trudeau, c'est‑à‑dire qu'il y aurait des pertes d'emplois si SNC‑Lavalin ne profitait pas d'un accord de réparation. M. Wernick avait aussi tenté de remettre en contexte les commentaires qu'il avait formulés précédemment sur l'élection au Québec et le fait que le premier ministre était le député d'une circonscription montréalaise. D'après les notes de Mme Wilson‑Raybould, M. Wernick a déclaré que SNC‑Lavalin était en constante discussion avec la directrice des poursuites pénales, et il a mentionné encore la réunion prochaine des actionnaires de l'entreprise.

M. Wernick a témoigné qu'il cherchait à comprendre le raisonnement de Mme Wilson‑Raybould dans ce dossier, car la négociation d'un accord de réparation était une option légitime que la procureure générale pouvait envisager.

Mme Wilson‑Raybould et M. Wernick se sont tous deux rappelés que Mme Wilson‑Raybould avait affirmé que la seule option, pour l'entreprise, était d'écrire une lettre à la procureure générale pour lui présenter ses arguments en faveur de l'intérêt public, laquelle Mme Wilson‑Raybould pourrait à son tour soumettre à l'attention de la directrice des poursuites pénales.

À la suite de l'entretien, M. Wernick a fait le point sur le dossier avec un employé du Conseil privé et du Cabinet du premier ministre, indiquant que Mme Wilson-Raybould avait dit qu'elle n'interviendrait pas et que sa décision était définitive. Cependant, M. Wernick a témoigné que, d'après sa compréhension de la loi, sa décision ne pouvait pas être définitive, car il était toujours possible que la procureure générale prenne connaissance de nouveaux faits ou considérations.

Mme Wilson‑Raybould a informé son personnel sur la teneur de son entretien avec le greffier du Conseil privé. Selon le témoignage donné par Mme Drouin au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes le 6 mars 2019, Mme Wilson-Raybould a informé Mme Drouin lors de cet entretien que c'était la dernière fois qu'ils parleraient de SNC‑Lavalin.

Échange du 19 septembre 2018 entre M. Morneau et Mme Wilson-Raybould

À compter du 14 août 2018, plusieurs échanges portant sur SNC-Lavalin ont eu lieu entre la chef de cabinet de Mme Wilson-Raybould et les membres du personnel de M. Morneau. Après ces échanges, Mme Wilson-Raybould a communiqué avec M. Morneau pour lui signifier qu'elle souhaitait lui parler directement.

Le 19 septembre 2018, avant la période des questions, M. Morneau et Mme Wilson‑Raybould se sont rencontrés brièvement dans un espace public près de la Chambre des communes. Les deux ont affirmé par la suite que Mme Wilson-Raybould a alors signifié à M. Morneau qu'elle jugeait inapproprié que les membres de son personnel relancent sans cesse les siens pour parler de SNC‑Lavalin. Elle lui a dit que les membres de son personnel devaient cesser de communiquer avec son bureau si c'était pour parler de ce dossier parce qu'en agissant ainsi, ils allaient à l'encontre des principes fondamentaux de la démocratie et de l'indépendance du poursuivant.

Dans son témoignage, M. Morneau a affirmé qu'il avait répondu en insistant sur l'ampleur des répercussions économiques que pourrait avoir la décision de la directrice des poursuites pénales de ne pas négocier d'accord de réparation avec SNC-Lavalin et en réitérant la pertinence et l'importance des communications interministérielles. Les deux parties ont confirmé que, leurs positions sur l'enjeu au cœur de la discussion semblant irréconciliables, la conversation n'avait duré que quelques minutes.

Dans ses représentations écrites, M. Chin a affirmé qu'il n'a pas rediscuté de SNC-Lavalin avec les membres du personnel de Mme Wilson-Raybould après le 20 septembre 2018, soit après la discussion entre M. Morneau et Mme Wilson-Raybould.

Dans son témoignage, M. Morneau a expliqué qu'en sa qualité de ministre des Finances, il doit tenir compte des répercussions économiques des décisions prises par le gouvernement. Il a ajouté qu'il s'attendait à ce que, dans la mesure où Mme Wilson-Raybould faisait elle aussi partie du Cabinet, elle obtienne l'information voulue pour évaluer les conséquences de sa décision sur l'entreprise elle-même, ses employés et ses retraités. M. Morneau a précisé que, même s'il se pouvait que cette information ne soit d'aucune utilité à Mme Wilson-Raybould, elle devait à tout le moins, à son avis, s'informer sur l'ampleur des répercussions économiques. M. Morneau a donc conclu qu'à ses yeux, Mme Wilson‑Raybould n'avait pas fait preuve de la diligence raisonnable à laquelle on se serait attendu de sa part.

Quand on lui a demandé si lui-même ou les membres de son personnel avaient mené une étude ou une analyse afin d'établir les répercussions économiques de la décision de la directrice des poursuites pénales, M. Morneau a répondu que non. Il a ajouté qu'en tant qu'ancien chef d'entreprise, il connaissait très bien le contexte d'affaires dans lequel évoluent les entreprises fonctionnant à coups de projets, comme SNC-Lavalin, et que les répercussions d'une condamnation criminelle sur une entreprise qui s'appuie sur des contrats gouvernementaux engendreraient presque certainement une perte d'emploi et compromettrait le financement des régimes de pension.

Les représentants de SNC-Lavalin rencontrent des représentants du gouvernement pour voir s'il y aurait lieu de relancer le Service des poursuites

Le Code criminel précise que le directeur des poursuites pénales peut décider de négocier un accord de réparation s'il est d'avis qu'il convient de négocier un tel accord dans les circonstances et qu'il est dans l'intérêt public de le faire.

Selon la preuve documentaire, les conseillers juridiques de SNC-Lavalin ont été officiellement informés le 9 octobre 2018 que, dans les circonstances, il ne convenait pas d'inviter l'entreprise à négocier un accord de réparation. La preuve documentaire a démontré également que l'entreprise croyait que la directrice des poursuites pénales n'avait pas tenu compte de l'intérêt public pour la prise de décision du 4 septembre 2018.

Entre la mi-septembre et le début d'octobre 2018, les représentants de SNC-Lavalin ont rencontré les fonctionnaires du Bureau du Conseil privé et du ministère des Finances pour discuter de l'occasion de soumettre de nouveaux arguments au Service des poursuites afin de le convaincre qu'il serait dans l'intérêt public de négocier un accord de réparation.

Le 18 septembre 2018, lors d'une rencontre avec M. Wernick et un autre fonctionnaire du Bureau du Conseil privé, M. Bruce et un autre représentant de SNC-Lavalin ont discuté des conséquences de la décision prise par la directrice des poursuites pénales de ne pas négocier d'accord de réparation avec l'entreprise et de la manière dont cela pourrait nuire à l'intérêt public.

M. Wernick se rappelle que les représentants de SNC-Lavalin leur ont dit que l'entreprise serait dans l'obligation d'envisager des mesures draconiennes si elle était reconnue coupable et se retrouvait dans l'impossibilité d'obtenir des contrats fédéraux durant 10 ans. Selon les notes prises pendant cette rencontre, M. Wernick a signifié à M. Bruce que l'entreprise pouvait très bien poursuivre le dialogue avec le Service des poursuites et lui soumettre ses considérations liées à l'intérêt public. Dans son témoignage, M. Wernick a déclaré qu'avant cette rencontre, les membres de son personnel lui auraient expliqué les tenants et les aboutissants de cette avenue. Il a ajouté qu'il avait rendu compte à M. Marques de la rencontre qu'il avait eue le 18 septembre 2018 avec M. Bruce.

M. Bruce et les membres de son personnel ont discuté à plusieurs reprises des considérations liées à l'intérêt public avec le sous-ministre des Finances, son chef de cabinet et le sous-ministre adjoint des Finances. Selon SNC-Lavalin, l'entreprise leur aurait soumis la version provisoire d'une présentation PowerPoint sur les considérations liées à l'intérêt public qu'elle avait l'intention de communiquer au Service des poursuites. Les parties présentes ont pris connaissance de la présentation en question, et les fonctionnaires du ministère des Finances ont proposé d'autres facteurs liés à l'intérêt public qui pourraient y être ajoutés.

La présentation PowerPoint en question faisait mention, dans l'éventualité où l'entreprise ne serait pas invitée à négocier un accord de réparation, d'un « plan B » en vertu duquel SNC-Lavalin se scinderait en deux entreprises distinctes. La première regrouperait les trois entités susceptibles d'être reconnues coupables et réduirait considérablement ses activités commerciales au Canada, quitte à catégoriquement fermer ses portes, tandis que l'autre serait composée des secteurs du Groupe SNC‑Lavalin qui n'avaient rien à se reprocher et irait établir son siège social à l'étranger.

Pendant ce temps, M. Bruce a aussi rencontré M. Morneau et M. Chin, à la demande du ministre. Dans son témoignage, M. Morneau a dit ne pas se rappeler si M. Bruce avait demandé que les membres de son personnel ou lui prennent quelque mesure que ce soit au nom de SNC-Lavalin. Il a ajouté que son rôle, pendant toute cette période, se limitait à écouter et à comprendre les préoccupations de M. Bruce et les intérêts de l'entreprise.

Selon M. Chin, il croyait que SNC-Lavalin songeait à demander un avis juridique concernant la décision de la directrice des poursuites pénales. M. Morneau a aussi témoigné que, puisque SNC‑Lavalin n'avait pas eu de nouvelles définitives de la directrice des poursuites pénales, elle avait entamé des démarches pour que ses conseillers juridiques puissent rencontrer directement la directrice des poursuites pénales.

SNC-Lavalin publie un communiqué de presse au sujet de la décision de la directrice des poursuites pénales

Le 10 octobre 2018, SNC-Lavalin a publié un communiqué de presse, comme l'y obligent les règles de divulgation sur les sociétés cotées en bourse, informant le public que la directrice des poursuites pénales avait décidé de ne pas négocier avec elle. SNC-Lavalin y ajoutait qu'elle n'était pas d'accord avec cette décision et qu'elle étudiait la possibilité d'en faire appel. SNC‑Lavalin a fait parvenir un exemplaire du communiqué à un certain nombre de personnes au sein du Cabinet du premier ministre.

Le 11 octobre 2018, SNC-Lavalin a fait parvenir au Cabinet du premier ministre un rapport de recherche intitulé : « SNC: Thanks for Nothing, DPPSC » [SNC : le Service des poursuites pénales ne mérite pas de remerciements]. On pouvait y lire que l'action de SNC-Lavalin avait chuté de 14 % après la publication du communiqué de la veille. S'y trouvaient également des données financières détaillées sur la situation de l'entreprise ainsi qu'une recommandation destinée aux investisseurs.

Le 15 octobre 2018, M. Wernick a parlé au président du conseil d'administration de SNC‑Lavalin, M. Kevin Lynch. Selon l'entreprise, M. Lynch aurait profité de cette conversation pour réitérer les principaux messages et préoccupations figurant dans le communiqué du 10 octobre. Il aurait en outre fait part à M. Wernick de la frustration que lui causait le fait de ne pas savoir pourquoi SNC-Lavalin n'avait pas été invitée à négocier un accord de réparation et il lui aurait demandé conseil. M. Wernick ne lui aurait pas parlé d'autres possibilités que la voie judiciaire. M. Wernick a confirmé, dans son témoignage, la version donnée par SNC-Lavalin.

M. Brison communique avec Mme Wilson-Raybould

Le ou vers le 14 octobre 2018, M. Scott Brison, président du Conseil du Trésor, discutait d'un sujet n'ayant aucun lien avec la présente affaire avec M. Lynch et l'un des conseillers juridiques de SNC‑Lavalin, M. Robert Prichard. M. Brison se rappelle que MM. Lynch et Prichard lui ont alors expliqué la position de SNC-Lavalin relativement aux accords de réparation. M. Brison dit avoir compris que, dans le cadre de leurs démarches pour obtenir un tel accord, les représentants de SNC-Lavalin s'étaient alors aussi adressés à d'autres ministres.

M. Brison a dit trouver que les préoccupations de l'entreprise étaient sensées. Le même jour après sa discussion avec MM. Lynch et Prichard, il a contacté Mme Wilson-Raybould pour lui en faire part. Selon ce qu'il a déclaré, il est nettement ressorti de la brève discussion qu'il a eue avec Mme Wilson-Raybould qu'elle avait déjà pris sa décision. Celle-ci lui aurait d'ailleurs dit qu'elle ne pouvait pas s'immiscer dans la poursuite contre SNC-Lavalin. M. Brison a donc décidé de ne pas insister davantage et il n'a jamais rediscuté de SNC-Lavalin avec Mme Wilson-Raybould.

Demandes de conseils externes

Le 12 octobre 2018, M. Wernick a reçu un avis intitulé « The power to issue directives and to assume the conduct of proceedings » [Le pouvoir de donner des directives et de prendre en charge une poursuite], qui avait été préparé par le ministère de la Justice à l'intention de Mme Wilson-Raybould et qui avait été remis à son chef de cabinet le 8 septembre 2018.

Le 18 octobre 2018, M. Bouchard a communiqué avec Mme Prince pour discuter de l'avis en question, qui lui avait été transmis par le Bureau du Conseil privé. Selon Mme Prince, M. Bouchard aurait demandé que Mme Wilson-Raybould envisage de demander des conseils externes concernant l'exercice des pouvoirs que lui confère la Loi sur le directeur des poursuites pénales.

Dans leurs représentations écrites, MM. Marques et Bouchard ont tous deux affirmé que, dans la mesure où le régime d'accords de réparation venait d'être mis en place, la procureure générale gagnerait à obtenir des conseils externes. Dans son témoignage, M. Bouchard a précisé qu'il estimait qu'il s'agissait d'une proposition légitime puisqu'elle venait de la sous-ministre de la Justice.

Dans son témoignage, M. Bouchard a admis que, même si Mme Prince s'était montrée ouverte à l'idée, ni Mme Wilson-Raybould ni aucun membre de son personnel ne lui ont jamais dit qu'elle avait besoin de conseils externes.

Dans ses représentations écrites, M. Marques a affirmé que, dans la mesure où le gouvernement avait affaire à un nouveau régime, la sollicitation de conseils externes par la procureure générale était alors perçue comme un moyen prudent, légitime et judicieux de s'informer des considérations liées à l'intérêt public et de déterminer la marche à suivre pour prendre une décision. Lors de son entrevue, M. Marques a précisé que rien ne lui permettait de croire que Mme Wilson‑Raybould n'avait pas tenu compte des considérations liées à l'intérêt public.

SNC-Lavalin présente un avis de demande de contrôle judiciaire

Le 19 octobre 2018, SNC-Lavalin a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la directrice des poursuites pénales de ne pas négocier un accord de négociation avec elle. La demande faisait mention des conséquences d'un éventuel procès criminel sur les employés, les fournisseurs, les retraités et les intervenants en l'absence d'une invitation à négocier.

Mme Prince a reçu un courriel du ministère de la Justice l'informant de la demande de contrôle judiciaire de l'entreprise, information qu'elle a transmise à M. Bouchard. Le 23 octobre 2018, M. Bouchard et M. Marques ont rencontré des hauts fonctionnaires du Bureau du Conseil privé pour discuter du dossier SNC-Lavalin. Selon les notes prises par M. Bouchard, les personnes présentes se sont demandé s'il y avait encore moyen de trouver solution à la crise ou si la demande de contrôle judiciaire bloquait toute issue. Le consensus était que, maintenant que SNC-Lavalin s'était adressée aux tribunaux, la procureure générale pouvait difficilement intervenir. Le témoignage de M. Marques confirmait aussi le tout.

SNC-Lavalin et la Caisse de dépôt et placement du Québec

Selon les notes prises par M. Bouchard lors de cette même rencontre avec les hauts fonctionnaires du Bureau du Conseil privé, le 23 octobre 2018, il a aussi été question du fait que le conseil d'administration de SNC-Lavalin menaçait de déménager son siège social, mais que la Caisse de dépôt et placement du Québec (la Caisse de dépôt) s'y opposerait certainement.

D'après l'article « La Caisse de dépôt avait ses exigences », publié dans Le Devoir du 29 avril 2017, SNC-Lavalin aurait fait l'acquisition d'une firme d'ingénierie britannique grâce à un prêt de la Caisse de dépôt. Selon l'article, la Caisse de dépôt aurait toutefois exigé, comme condition au financement, que SNC-Lavalin s'engage à maintenir son siège social à Montréal pour les sept prochaines années (soit jusqu'en 2024), qu'elle continue d'y prendre ses décisions stratégiques et que le président et chef de la direction de l'entreprise habite au Québec.

Dans sa déclaration sous serment, M. Bouchard a affirmé qu'il avait discuté de l'affaire SNC‑Lavalin avec le chef de la direction de la Caisse de dépôt, M. Michael Sabia, le ou vers le 23 octobre 2018. Selon M. Bouchard, bien qu'il n'ait pas été au courant des termes de l'accord entre SNC‑Lavalin et la Caisse de dépôt, il avait compris de sa conversation avec M. Sabia que la Caisse de dépôt faisait tout pour éviter un déménagement.

M. Bouchard a affirmé que l'éventualité d'un déménagement faisait partie des nombreuses préoccupations des membres du Cabinet du premier ministre dans le dossier SNC-Lavalin, mais que les membres craignaient aussi que l'entreprise fasse l'objet d'une prise de contrôle non sollicitée, que d'autres sociétés se mettent à faire des offres d'achat pour les divisions ou les projets les plus rentables de l'entreprise ou que celle-ci se lance dans une « transaction papillon » afin de transférer ses actifs les plus rentables dans une nouvelle entité. M. Bouchard a aussi affirmé qu'à son avis, SNC-Lavalin était prête à tout pour assurer sa survie.

M. Bouchard a affirmé qu'il n'avait pas parlé de sa conversation avec M. Sabia à M. Trudeau et que personne au Cabinet du premier ministre n'en avait informé Mme Wilson-Raybould.

Dans sa déclaration sous serment, M. Trudeau a écrit qu'il ignorait que SNC-Lavalin avait fait l'acquisition d'une firme d'ingénierie britannique et qu'il ne savait rien des termes de l'entente entre SNC‑Lavalin et la Caisse de dépôt. M. Trudeau a affirmé qu'à ses yeux, il était tout à fait possible que SNC-Lavalin réduise sa présence au Canada en prévision d'un éventuel procès criminel ou pour en atténuer les répercussions.

Selon la version provisoire d'une note de service rédigée par le Bureau du Conseil privé en mars 2018 à l'intention du premier ministre, SNC-Lavalin aurait indiqué au gouvernement en février 2018 qu'elle avait un « plan B » dans l'éventualité où le gouvernement n'adopterait pas une loi créant un régime d'accords de réparation permettant de sanctionner les actes répréhensibles des sociétés. La note en question mentionnait également l'acquisition d'une firme d'ingénierie britannique par SNC-Lavalin et les termes de l'entente entre l'entreprise et la Caisse de dépôt. On y concluait que personne ne savait avec certitude en quoi consistait le fameux « plan B » de SNC‑Lavalin.

Dans sa déclaration sous serment, M. Wernick a affirmé que la note de service n'avait jamais été finalisée et donc n'avait jamais été remise à M. Trudeau.

Autres communications entre le Cabinet du premier ministre et la procureure générale

Le 26 octobre 2018, Mme Prince a discuté avec un haut fonctionnaire du secteur du contentieux au ministère de la Justice. On lui avait en effet indiqué qu'un avocat du Bureau du Conseil privé avait cherché à savoir si la procureure générale pouvait intervenir dans le processus de contrôle judiciaire pour demander une instance accélérée au tribunal. Selon Mme Prince, le fonctionnaire du ministère de la Justice lui aurait répondu que c'était impossible sur le plan procédural, puisque le Service des poursuites est le représentant officiel de la procureure générale.

Plus tard ce jour-là, Mme Prince a discuté de SNC-Lavalin avec M. Bouchard. Selon le résumé que Mme Prince a fait de leur conversation, elle aurait indiqué à M. Bouchard qu'elle s'attendait à ce que le contrôle judiciaire mette fin aux discussions quant à une possible intervention de la procureure générale dans le dossier. En réponse à la demande faite par M. Bouchard à savoir si la procureure générale pouvait intervenir dans le processus de contrôle judiciaire, Mme Prince aurait repris les points abordés lors de sa conversation qu'elle avait eue plus tôt avec le fonctionnaire du secteur du contentieux au ministère de la Justice. Elle aurait également insisté sur le fait que, selon ce qu'elle en avait compris, la procureure générale contreviendrait aux règles de procédure en intervenant dans une affaire à laquelle le Service des poursuites était partie. Les notes prises par M. Bouchard cadraient avec cette version des faits.

D'après les notes de Mme Prince, M. Bouchard aurait affirmé que ce n'était pas un problème si la procureure générale ne se sentait pas à l'aise d'intervenir, mais que le Cabinet du premier ministre ne voulait fermer aucune porte. Les notes des deux personnes en cause parlent du fait que Mme Wilson‑Raybould était très mal à l'aise à l'idée d'intervenir et qu'elle craignait qu'en modifiant la décision de la directrice des poursuites pénales à l'égard de SNC-Lavalin, elle créerait un précédent et pourrait se voir obligée d'intervenir dans une autre affaire criminelle très médiatisée qui était alors devant les tribunaux.

Selon les notes prises par Mme Prince, M. Bouchard lui aurait néanmoins dit qu'il souhaitait réexaminer l'avis daté du 8 septembre 2018 dans laquelle le ministère de la Justice recommandait de solliciter des conseils de l'extérieur. Les notes prises par Mme Prince indiquent que M. Bouchard aurait aussi fait un lien entre le possible déménagement de SNC-Lavalin et les élections fédérales à venir. Selon les notes prises par Mme Prince, M. Bouchard aurait dit : « Nous pouvons bien avoir les meilleures politiques au monde, mais nous devons nous faire réélire. »

Dans ses représentations écrites, M. Bouchard a écrit qu'il n'y avait rien d'inhabituel à ce qu'il insiste sur l'importance d'une société comme SNC-Lavalin pour le Québec ou sur le fait que, si le gouvernement ne faisait pas tout ce qui était légitimement en son pouvoir pour éviter des pertes d'emploi, il se ferait l'objet de critiques publiques. La responsabilité de M. Bouchard, à titre de conseiller principal du premier ministre, consistait à faire en sorte que les conseils politiques qu'il prodiguait tiennent compte des conséquences politiques des décisions prises par le gouvernement, surtout au Québec. Dans son témoignage, M. Bouchard a déclaré ne pas avoir informé M. Trudeau de cette conversation.

M. Trudeau a témoigné que des mises à pied peuvent affecter l'issu d'une élection. Selon lui, la ligne est mince entre la politique partisane et les politiques publiques, et si le nombre de mises à pied est supérieur au nombre d'emplois créés, c'est la capacité du gouvernement à bien servir la population qui s'en ressent.

SNC-Lavalin intensifie ses communications avec les fonctionnaires gouvernementaux et le personnel du Cabinet du premier ministre

Selon la preuve documentaire, à partir de novembre 2018, les conseillers juridiques et les représentants de SNC-Lavalin ont commencé à intensifier leurs échanges avec les fonctionnaires du gouvernement et du Cabinet du premier ministre afin de trouver un moyen d'annuler la décision de la directrice des poursuites pénales.

Toujours selon la preuve documentaire, les discussions portaient d'abord et avant tout sur la demande de contrôle judiciaire de l'entreprise et l'avenir de cette dernière si jamais elle n'obtenait pas d'accord de réparation. Selon les notes prises lors de ces rencontres et les résumés préparés par SNC‑Lavalin, les représentants du Cabinet du premier ministre ont été avisés que le conseil d'administration de l'entreprise songeait de plus en plus à mettre son « plan B » à exécution.

SNC-Lavalin transmet ses avis juridiques aux fonctionnaires et membres du personnel du gouvernement

Afin d'aider l'entreprise à obtenir un accord de réparation, les avocats de SNC-Lavalin ont rédigé deux avis juridiques qu'ils ont transmis aux fonctionnaires gouvernementaux, aux ministres, au personnel ministériel et aux membres du personnel du Cabinet du premier ministre.

Selon SNC-Lavalin, un conseiller juridique dont elle avait retenu les services – l'ancien juge de la Cour suprême Frank Iacobucci – avait rédigé un avis juridique destiné à être transmis à la ministre de la Justice et procureure générale. Ce document affirmait qu'elle avait toute légitimité pour intervenir dans les causes criminelles auxquelles le Service des poursuites était partie.

L'avis juridique rédigé par M. Iacobucci a été transmis à M. Brison dans un courriel de M. Prichard daté du 2 novembre 2018. Dans le courriel en question, M. Prichard écrit : « Nous envisageons d'autres moyens permettant à la ministre d'intervenir plus facilement et d'infirmer la décision de [la directrice des poursuites pénales]. Cela dit, quelle que soit la solution retenue, nous aurons besoin d'une décision sans équivoque du centre […] » [traduction]. M. Brison a transféré le courriel et les pièces qui y étaient jointes aux conseillers principaux du Cabinet du premier ministre. M. Brison a déclaré qu'un certain nombre de ses collègues au sein du Cabinet avaient aussi reçu l'analyse juridique préparée par le conseiller juridique de SNC-Lavalin.

Le 1er novembre 2018, M. Iacobucci s'est adressé à l'ancien juge de la Cour suprême John Major, afin de savoir si, à son avis, le fait que la directrice des poursuites pénales n'ait pas indiqué pourquoi elle avait refusé d'inviter SNC-Lavalin à négocier était illégal et si le refus lui-même était illégal. M. Major a fait connaître son avis le 13 novembre 2018.

Selon la preuve documentaire, un représentant de SNC-Lavalin a remis en mains propres une copie de l'avis de M. Major au chef de cabinet de M. Morneau et aux conseillers principaux du Cabinet du premier ministre.

Dans son témoignage, Mme Wilson-Raybould a déclaré qu'elle n'avait vu ni l'avis de M. Iacobucci ni celui de M. Major et qu'elle en ignorait le contenu.

Lorsqu'on lui a donné une description des deux avis, M. Trudeau a témoigné que, sans avoir vu les documents en tant que tels, le contenu lui semblait familier et qu'il était conforme à sa compréhension de l'évolution du dossier.

M. Morneau et M. Brison rencontrent M. Lynch à Beijing, en Chine

À la demande d'un représentant de SNC-Lavalin, M. Morneau et M. Brison ont tous deux rencontré M. Lynch alors qu'ils étaient à Beijing, en Chine, pour assister à une conférence à la mi‑novembre 2018.

Selon MM. Morneau et Brison, la discussion a été brève. M. Lynch a réitéré les préoccupations de SNC-Lavalin concernant la décision de la directrice des poursuites pénales et il a répété que, de l'avis de l'entreprise, il convenait dans les circonstances de négocier un accord de réparation.

Selon SNC-Lavalin, il a aussi été question de savoir si l'avis de juristes-experts de l'extérieur pourrait aider à mieux comprendre la pertinence des accords de réparation. M. Morneau a déclaré que, pendant la discussion, il était possible que M. Lynch ait évoqué l'idée que la très honorable Beverley McLachlin, ancienne juge en chef de la Cour suprême, soit l'experte en question.

SNC-Lavalin sollicite une rencontre avec M. Trudeau

Le 15 octobre 2018, M. Bruce a écrit à M. Trudeau pour solliciter une rencontre avec lui afin de discuter de la décision de la directrice des poursuites pénales de ne pas inviter l'entreprise à négocier un accord de réparation. À la suite de cette lettre, le Bureau du Conseil privé a préparé une note de service le 20 novembre 2018 à l'intention de M. Trudeau.

Dans cette note de service, le Bureau du Conseil privé recommandait à M. Trudeau de ne pas rencontrer M. Bruce ni aucun autre représentant de SNC-Lavalin pour discuter du dossier, et ce, afin d'éviter que le public ait l'impression qu'il y avait eu ingérence politique dans une affaire dont les tribunaux étaient saisis à ce moment‑là. Le Bureau du Conseil privé a recommandé à M. Trudeau de transmettre la lettre à la procureure générale pour qu'elle y réponde.

La note de service mentionnait également les avis juridiques préparés par le ministère de la Justice et le Bureau du Conseil privé, qui confirmaient le pouvoir du procureur général de donner des directives au sujet d'une poursuite en particulier ou de prendre en charge une poursuite. La note de service signalait que, dans ce dossier, les deux démarches attireraient l'attention puisque ces dispositions n'avaient pas été employées depuis l'entrée en vigueur de la Loi sur le directeur des poursuites pénales en 2006.

Une réponse proposée à la lettre de M. Bruce accompagnait la note de service. Elle informait M. Bruce que M. Trudeau allait porter sa lettre à l'attention de la ministre de la Justice et procureure générale. M. Trudeau a signé la note de service et la lettre le 6 décembre 2018.

Le 14 décembre 2018, Mme Wilson‑Raybould a répondu à la lettre de M. Trudeau qui attirait son attention sur la lettre de M. Bruce datée du 15 octobre 2018. Dans sa réponse, Mme Wilson‑Raybould a rappelé à M. Trudeau que, puisque les questions soulevées dans la lettre de M. Bruce étaient devant les tribunaux, il serait déplacé qu'elle commente le contenu de ladite lettre. Mme Wilson‑Raybould a également rappelé à M. Trudeau que le Service des poursuites, qui est responsable de prendre les décisions à l'égard des accords de réparation, était indépendant de son bureau.

Rencontre du 22 novembre 2018 entre Mme Wilson‑Raybould et des membres du personnel du Cabinet du premier ministre

Selon la preuve documentaire, M. Bouchard a rencontré Mme Telford et M. Butts le 18 novembre 2018 pour les mettre au courant du dossier SNC-Lavalin. Dans son témoignage, M. Bouchard a indiqué que ceux‑ci lui ont dit d'accepter l'invitation lancée par Mme Wilson‑Raybould en septembre 2018 pour discuter du dossier directement avec elle.

Mme Wilson‑Raybould a rencontré M. Bouchard et M. Marques le 22 novembre 2018.

Selon ses notes prises au sujet de la réunion, Mme Wilson‑Raybould aurait expliqué les dispositions pertinentes de la Loi sur le directeur des poursuites pénales et précisé que l'indépendance du poursuivant était un principe constitutionnel. Elle aurait également passé en revue l'avis relatif à l'article 13 de la Loi et a déclaré à MM. Bouchard et Marques que leur démarche constituait une ingérence politique. MM. Bouchard et Marques lui auraient répondu que si elle n'était pas certaine de sa décision, ils pouvaient demander à un expert, comme Mme McLachlin, ou à un groupe d'experts de lui fournir des conseils sur les options possibles. Selon son témoignage, Mme Wilson‑Raybould a demandé à MM. Bouchard et Marques quel genre de conseils cette personne ou ce groupe d'experts pourrait lui offrir, question à laquelle elle n'aurait pas obtenu de réponse.

Dans ses représentations écrites, M. Marques a indiqué que la rencontre avait pour objectif de discuter de l'avis émis par le ministère de la Justice le 8 septembre 2018 et de lui donner l'occasion, ainsi qu'à M. Bouchard, de communiquer les renseignements dont ils disposaient au sujet des considérations liées à l'intérêt public. Dans son témoignage, M. Marques a déclaré qu'il s'estimait responsable d'informer Mme Wilson‑Raybould des éventuelles conséquences de ne pas négocier d'accord de réparation avec l'entreprise afin que la ministre puisse prendre une décision éclairée.

Dans leurs témoignages, M. Bouchard et M. Marques ont tous deux déclaré que Mme Wilson‑Raybould était disposée à entendre les options qui s'offraient à elle et qu'elle n'a jamais dit, avant ou pendant la rencontre, qu'ils se livraient à de l'ingérence politique, que sa décision était déjà prise ou qu'ils ne devraient pas discuter du dossier avec elle.

Dans son témoignage, M. Bouchard a déclaré qu'au cours de sa conversation avec Mme Wilson‑Raybould, il a pris soin de faire savoir à celle‑ci que la proposition de consulter un expert ou un groupe d'experts externe visait à favoriser des échanges et non à obtenir un résultat précis. Selon le témoignage de M. Marques, Mme Wilson‑Raybould aurait déclaré que de nombreuses personnes lui avaient fait part de diverses considérations, à la suite de quoi M. Marques aurait fait valoir l'utilité d'obtenir des conseils externes.

Dans ses représentations écrites, M. Bouchard se souvenait que Mme Wilson‑Raybould avait indiqué, au début de la rencontre, qu'elle pourrait s'entretenir avec Mme McLachlin. Toutefois, il a écrit qu'à la fin de la rencontre, Mme Wilson‑Raybould n'était pas disposée à retenir les services d'une conseillère externe. Elle a proposé que l'entreprise lui envoie une lettre pour exposer ses préoccupations en matière d'intérêt public, lettre qu'elle pourrait transmettre à la directrice des poursuites pénales.

Dans son témoignage, M. Marques a déclaré qu'il avait l'impression que Mme Wilson‑Raybould demeurait ouverte à l'idée de recevoir des conseils externes, bien qu'elle y soit peu disposée.

Après sa rencontre avec Mme Wilson‑Raybould, M. Bouchard a informé un représentant de SNC‑Lavalin que la procureure générale n'interviendrait pas dans le dossier, mais qu'elle acceptait que l'entreprise lui envoie une lettre qu'elle transmettrait à la directrice des poursuites pénales.

Dans son témoignage, M. Marques a indiqué qu'il a informé M. Butts et Mme Telford des échanges qui avaient eu lieu avec Mme Wilson‑Raybould. Dans ses représentations écrites, M. Trudeau a déclaré qu'il n'avait pas reçu d'informations sur la rencontre de son personnel avec Mme Wilson‑Raybould.

M. Trudeau rencontre M. Iacobucci

Le 26 novembre 2018, M. Iacobucci a rencontré M. Trudeau au sujet d'un dossier qui n'avait rien à voir avec SNC-Lavalin. Une note de service rédigée par le Bureau du Conseil privé à l'intention du premier ministre en prévision de cette rencontre a indiqué que si M. Iacobucci abordait la question de SNC‑Lavalin pendant la réunion, il était « fortement recommandé [à M. Trudeau] de ne pas discuter de ce dossier avec le juge Iacobucci, car le Service des poursuites pénales du Canada [avait] intenté des poursuites judiciaires à cet égard et que l'affaire [était] devant les tribunaux » [traduction]. Aucun élément de preuve ne suggère que l'affaire SNC-Lavalin a été discutée.

Échanges entre le Cabinet du premier ministre et SNC-Lavalin au sujet de l'aide de Mme McLachlin dans le dossier

Selon SNC-Lavalin, le 27 novembre 2018, M. Bouchard et M. Marques ont rencontré M. Prichard pour discuter, entre autres, des deux avis juridiques préparés par M. Iacobucci et M. Major.

Selon SNC-Lavalin, M. Prichard aurait proposé une résolution de la demande de contrôle judiciaire déposée par SNC‑Lavalin et aurait indiqué que l'entreprise pourrait régler le litige en contrepartie de l'adoption, par le gouvernement, d'un processus qui mènerait à la négociation d'un accord de réparation. D'autres mécanismes de règlement, dont certains qui avaient été suggérés par M. Bouchard, ont fait l'objet de discussions. D'après son témoignage, M. Bouchard a simplement évoqué des points de droit qu'il estimait pouvoir être utiles à l'entreprise.

Au cours de son témoignage, M. Trudeau a déclaré qu'il n'avait pas été mis au courant des stratégies de règlement dont SNC‑Lavalin et ses conseillers principaux avaient discuté.

Le résumé préparé par SNC-Lavalin ainsi que les notes manuscrites de M. Bouchard au sujet de la réunion ont révélé que l'idée de faire intervenir Mme McLachlin pour entreprendre une démarche auprès de Mme Wilson‑Raybould avait été abordée de nouveau. M. Bouchard a noté que M. Iacobucci s'était adressé à Mme McLachlin, qu'il lui avait remis le dossier pour qu'elle l'examine et que Mme McLachlin avait accepté de rencontrer Mme Wilson-Raybould. M. Bouchard a aussi noté une idée proposée par SNC‑Lavalin, qui consistait à demander à Mme McLachlin de présider une conférence de règlement entre la directrice des poursuites pénales et SNC-Lavalin à propos des litiges en cours. Le gouvernement du Canada pourrait désigner Mme McLachlin pour qu'elle soutienne les négociations entourant l'accord de réparation.

Après leur rencontre, M. Bouchard a envoyé un courriel à M. Prichard pour lui faire savoir que M. Marques et lui avaient informé Mme Telford de la teneur des discussions. Dans son témoignage, M. Bouchard a déclaré qu'ils ont fait part à Mme Telford de l'idée d'avoir recours à un médiateur. M. Trudeau a témoigné ne pas avoir entendu parler de l'idée de confier le rôle de médiateur à Mme McLachlin.

Réunion d'information préparatoire entre M. Butts, M. Bouchard et M. Marques

Le 5 décembre 2018, un repas de travail avait été prévu entre Mme Wilson‑Raybould et M. Butts. Selon Mme Wilson‑Raybould, elle avait demandé la tenue de cette rencontre pour aborder diverses questions, dont le dossier SNC-Lavalin.

En prévision de sa rencontre avec Mme Wilson‑Raybould, M. Butts a demandé à MM. Marques et Bouchard de le mettre au courant du dossier SNC-Lavalin. Dans son témoignage, M. Bouchard a déclaré qu'ils ont parlé de l'avis produit le 8 septembre 2018 par le ministère de la Justice, qui exposait l'indépendance de la procureure générale et d'éventuelles solutions. MM. Marques et Bouchard ont aussi parlé à M. Butts de l'idée d'avoir recours aux services de Mme McLachlin pour fournir des conseils à Mme Wilson‑Raybould dans cette affaire. Selon M. Bouchard, M. Butts aurait dit qu'il allait aborder cette question avec Mme Wilson‑Raybould au cours du repas.

M. Marques a déclaré que M. Butts lui aurait demandé de s'adresser à Mme McLachlin pour savoir si ce mandat l'intéressait.

Autres échanges entre le Cabinet du premier ministre et SNC-Lavalin sur la participation de Mme McLachlin

Avant le repas de travail de M. Butts et Mme Wilson‑Raybould, qui devait avoir lieu en soirée, MM. Prichard et Iacobucci ont demandé à avoir un entretien téléphonique avec MM. Bouchard et Marques pour savoir où en étaient les choses en prévision de la réunion du conseil d'administration de l'entreprise du lendemain. Selon SNC-Lavalin, MM. Bouchard et Marques auraient dit qu'un représentant du Cabinet du premier ministre avait l'intention de soulever auprès de Mme Wilson‑Raybould la question de l'éventuelle participation de Mme McLachlin à titre de médiatrice dans le dossier. Le témoignage de M. Bouchard a confirmé le résumé de la discussion présenté par SNC‑Lavalin.

D'après les notes prises par M. Bouchard au sujet de cet entretien, Mme McLachlin aurait fait part à M. Iacobucci de certaines réserves quant à son éventuelle participation. En effet, elle n'était plus avocate et ne pouvait donc pas offrir de conseils juridiques. Il lui faudrait également être mise au courant du dossier de façon adéquate. M. Bouchard a également noté que Mme McLachlin devrait être invitée par la procureure générale, car elle ne voulait pas que ses services soient retenus par le gouvernement du Canada.

Repas de travail du 5 décembre 2018 entre M. Butts et Mme Wilson‑Raybould

D'après les notes prises au sujet de son entretien avec M. Butts, Mme Wilson‑Raybould aurait dit à M. Butts que les discussions au sujet de SNC‑Lavalin devaient cesser, parce que sa décision était prise depuis le mois de septembre et que ces communications étaient inappropriées. M. Butts lui aurait répondu qu'ils devaient trouver une solution. Elle aurait fait allusion à l'enquête préliminaire et au contrôle judiciaire qui étaient en cours. Elle a fait savoir à M. Butts qu'elle avait donné au greffier du Conseil privé la seule solution appropriée quelques mois auparavant, à savoir que l'entreprise lui envoie une lettre qu'elle aurait transmise à la directrice des poursuites pénales, démarche que l'entreprise avait choisi de ne pas suivre.

Dans ses représentations écrites, M. Butts a déclaré que Mme Wilson‑Raybould ne lui avait jamais dit que le comportement des membres de son personnel avait été inapproprié. M. Butts aurait évoqué l'idée qui avait été lancée dans l'avis du ministère de la Justice du 8 septembre 2018, au sujet de l'avis indépendant que la procureure générale pourrait envisager d'obtenir auprès de « quelqu'un comme » Mme McLachlin.

M. Butts a également déclaré qu'il n'a pas dit à Mme Wilson‑Raybould qu'il fallait trouver une solution. Selon lui, il aurait demandé à Mme Wilson‑Raybould pourquoi elle jugeait que recevoir des conseils d'experts indépendants au sujet d'une nouvelle loi qui n'avait encore jamais été appliquée allait à l'encontre de l'intérêt public.

Après le repas de travail de M. Butts et Mme Wilson‑Raybould, un représentant de SNC‑Lavalin a envoyé un message texte à M. Bouchard pour lui demander où en étaient les discussions, en prévision de la réunion du conseil d'administration de l'entreprise. M. Bouchard a répondu qu'il fallait plus de temps, mais que la porte était encore ouverte. Dans son témoignage, M. Bouchard a déclaré que M. Butts l'avait informé de son entretien avec Mme Wilson‑Raybould.

Dans son témoignage, M. Trudeau a déclaré qu'il n'avait pas été mis au courant de la discussion entre M. Butts et Mme Wilson‑Raybould. M. Trudeau avait compris que l'obtention d'un avis juridique externe était un moyen d'assouplir une perspective sur l'indépendance du poursuivant qui semblait trop rigide. Selon M. Trudeau, l'un des points de friction consistait à déterminer si Mme Wilson‑Raybould s'opposait, au niveau théorique, au principe même de donner des directives relativement à une poursuite en particulier. L'intervention d'une personne respectée comme Mme McLachlin aurait aidé Mme Wilson‑Raybould à comprendre que ce qu'on lui demandait ou proposait de faire n'était pas condamnable de la part d'un procureur général.

M. Trudeau a déclaré qu'il savait que l'intervention continue d'autres parties, qui demandaient à Mme Wilson‑Raybould de reconsidérer sa décision ou de réfléchir aux enjeux en cause, allait contrarier celle‑ci. M. Trudeau a estimé toutefois que ces interventions étaient de mise. Dans son témoignage, il a déclaré que les démarches avaient pour objectif ultime d'éviter des mises à pied. Il espérait que les membres de son personnel continueraient de chercher un moyen d'éviter cette issue, tout en veillant à ce que ce moyen soit légal, moral, éthique et responsable.

Rencontre du 18 décembre 2018 entre la chef de cabinet de Mme Wilson‑Raybould et les membres du personnel supérieur de M. Trudeau

Le 18 décembre 2018, Mme Prince a reçu un courriel d'un membre du personnel du Cabinet du premier ministre qui sollicitait une rencontre d'urgence avec M. Butts et Mme Telford.

D'après les notes prises par Mme Prince, Mme Telford lui aurait demandé pourquoi Mme Wilson‑Raybould n'avait rien fait pour faire progresser le dossier SNC-Lavalin. Mme Prince aurait expliqué ce que Mme Wilson‑Raybould avait fait jusqu'alors pour s'assurer que la diligence raisonnable était respectée et que toutes les options d'intervention légitimes avaient été envisagées.

Mme Prince a également écrit qu'elle a expliqué les paramètres juridiques du régime d'accords de réparation à Mme Telford et M. Butts, qui jugeaient (d'après les opinions de MM. Bouchard et Marques) que Mme Wilson‑Raybould avait encore des options à sa disposition. M. Butts aurait expliqué à Mme Prince que le gouvernement avait créé le régime d'accords de réparation, semblable à ceux qui existent dans de nombreux autres pays, pour que SNC‑Lavalin puisse en bénéficier. Mme Prince a relaté que M. Butts aurait insisté sur les éventuelles pertes d'emplois susceptibles de se produire si rien ne se passait, sur le fait que l'entreprise risquait de faire l'objet d'une prise de contrôle et que le siège social, qui est situé à Montréal, pourrait quitter le Canada. M. Butts aurait fait allusion à une réunion des actionnaires ou du conseil d'administration qui devait avoir lieu en février 2019, ainsi qu'aux prochaines élections fédérales.

Dans ses représentations écrites, Mme Telford a affirmé que l'entretien avec Mme Prince au sujet de SNC‑Lavalin avait pour but de mieux comprendre où en était l'affaire et de connaître la position de Mme Wilson‑Raybould et son approche dans ce dossier, qu'elle se serait engagée à revoir. Les discussions auraient porté sur la possibilité que la procureure générale envisage d'obtenir des conseils sur une éventuelle suite des choses.

Mme Telford a déclaré que les discussions ont porté sur les avantages d'obtenir un avis externe indépendant. Selon elle, on voulait s'assurer que la décision prise par la procureure générale était suffisamment étayée et défendable au Cabinet, au sein du caucus, à la Chambre des communes et devant la population canadienne, qui serait touchée par la décision, quelle qu'elle soit.

Dans ses représentations écrites, M. Butts a affirmé qu'en sa qualité de secrétaire principal, il estimait qu'obtenir l'avis d'experts de l'extérieur sur le dossier constituait une diligence raisonnable judicieuse. À la suite de son repas de travail avec Mme Wilson‑Raybould, M. Butts estimait qu'il ne comprenait pas bien pourquoi elle ne souhaitait pas demander des conseils externes et indépendants. Selon son interprétation de la loi, discuter du dossier avec Mme Prince était une chose normale et acceptable et il croyait que Mme Prince abondait dans le même sens.

Selon M. Butts, Mme Prince aurait réitéré que ce qui préoccupait la ministre, c'était la perception d'ingérence politique, non pas une ingérence réelle. Mme Prince n'aurait pas laissé entendre que la perception d'ingérence politique était suffisante pour donner lieu à des inquiétudes d'ordre juridique. M. Butts croyait qu'en sa qualité d'avocate, Mme Prince aurait eu l'obligation de l'informer si elle avait jugé que la conversation frôlait ou franchissait la limite acceptable. D'après M. Butts, Mme Prince n'aurait rien dit à cet égard.

Après la rencontre, Mme Prince a relaté les détails de l'entretien à Mme Wilson‑Raybould dans une série de messages textes.

Rencontre du 19 décembre 2018 entre M. Trudeau, les membres de son personnel supérieur et le greffier du Conseil privé

Le 19 décembre 2018, M. Trudeau a rencontré Mme Telford, M. Butts et M. Wernick à l'occasion de leur réunion hebdomadaire, au cours de laquelle le premier ministre a été mis au courant des dossiers en cours. Dans son témoignage, M. Wernick a déclaré qu'ils avaient discuté des enjeux qui pourraient être soulevés en janvier 2019, dont SNC‑Lavalin faisait partie.

M. Trudeau a déclaré que l'une des difficultés auxquelles ils étaient confrontés dans le dossier SNC-Lavalin était le point de vue de la procureure générale sur l'ingérence politique, que, selon lui, Mme Wilson‑Raybould voyait d'un mauvais œil. Dans son témoignage, M. Trudeau a déclaré qu'étant donné que les membres de son personnel n'avaient pas réussi à instaurer un dialogue avec Mme Wilson‑Raybould, il avait demandé à M. Wernick de s'entretenir avec elle des préoccupations liées à l'intérêt public. M. Trudeau croyait que l'intervention d'un fonctionnaire dissiperait toute considération politique que Mme Wilson‑Raybould percevait comme de l'ingérence politique. D'après son témoignage, M. Trudeau s'est fié à M. Wernick pour présenter à Mme Wilson‑Raybould des arguments indépendants fondés sur le bien public.

Entretien téléphonique du 19 décembre 2018 entre Mme Wilson‑Raybould et le greffier du Conseil privé

Ce soir‑là, M. Wernick a téléphoné à Mme Wilson‑Raybould. Selon la transcription de l'entretien, qui a été rendue publique, M. Wernick a dit à Mme Wilson‑Raybould que « [l]e premier ministre veut […] pouvoir dire qu'il a tenté par tous les moyens légaux de tuer le problème dans l'œuf. Il est vraiment déterminé à régler la chose, mais il veut comprendre pourquoi on refuse de recourir à un APD, un outil prévu par le Parlement. Je pense qu'il va vouloir parvenir à ses fins d'une façon ou d'une autre. Alors, oui, c'est son état d'esprit actuel, et je voulais vous mettre au courant » [traduction].

Lorsque M. Trudeau a été interrogé quant à l'exactitude de la perspective de M. Wernick, il a témoigné qu'il ignorait ce qui avait poussé M. Wernick à transmettre ce message à Mme Wilson‑Raybould et qu'il ne se souvenait pas avoir tenu des propos aussi crus avec le greffier du Conseil privé. Dans ses représentations écrites, M. Trudeau a déclaré qu'il n'avait pas ordonné ni demandé à M. Wernick de s'exprimer de la sorte, et qu'il n'avait assurément pas eu l'intention de menacer Mme Wilson‑Raybould.

Après avoir lu la transcription, M. Trudeau a affirmé que, selon lui, M. Wernick tentait d'en arriver à une solution avec Mme Wilson‑Raybould. Il a aussi dit qu'il espérait qu'on arriverait à préserver des emplois, que ce soit par un règlement de l'affaire devant les tribunaux, par l'intervention de la procureure générale ou grâce à l'aide de Mme McLachlin pour convaincre la procureure générale qu'elle pouvait légitimement réexaminer le dossier.

Dans son témoignage, M. Wernick a déclaré qu'il ne se souvenait pas si M. Trudeau lui avait demandé de téléphoner à Mme Wilson‑Raybould. Il a pris lui‑même l'initiative de le faire pour discuter de plusieurs dossiers, dont celui de SNC-Lavalin. Selon M. Wernick, les membres du personnel de M. Trudeau craignaient toujours que Mme Wilson‑Raybould n'ait pas tenu compte de tous les renseignements pertinents lorsqu'elle avait pris sa décision en septembre. D'après ses souvenirs des discussions, sa décision ne pouvait pas être définitive à ce moment‑là, puisqu'une intervention de la procureure générale demeure possible jusqu'au moment de la condamnation ou de l'acquittement de l'entreprise.

Selon M. Wernick, la situation avait évolué depuis septembre 2018. Il avait cru comprendre qu'il était toujours indiqué de présenter des faits nouveaux se rapportant à des considérations liées à l'intérêt public. Il a affirmé qu'il a parlé du dossier SNC‑Lavalin à Mme Wilson‑Raybould pour comprendre comment elle en était arrivée à sa décision, quelles étaient ses raisons et si elle avait fait preuve de toute la diligence requise. M. Wernick a déclaré qu'il n'avait pas d'opinion sur l'issue souhaitable du dossier.

Selon M. Wernick, M. Trudeau craignait que le gouvernement ne soit tenu responsable si la société SNC‑Lavalin était condamnée au criminel et s'il était interdit à celle‑ci d'obtenir des contrats fédéraux pendant 10 ans, ce qui pourrait entraîner la vente ou le démantèlement de l'entreprise. M. Wernick a déclaré que M. Trudeau voulait avoir une bonne explication ou de bonnes raisons pour ne pas avoir conclu d'accord de réparation, alors que ce régime avait été ajouté au Code criminel. Il a laissé entendre à Mme Wilson‑Raybould que la situation contrariait M. Trudeau. M. Wernick a déclaré que M. Trudeau n'était toutefois pas soucieux d'en arriver à une issue précise.

Après son entretien avec Mme Wilson‑Raybould, M. Wernick a déclaré avoir informé M. Butts de la situation et il se souvenait lui avoir dit que Mme Wilson-Raybould maintenait toujours catégoriquement sa décision. Dans sa déclaration sous serment, M. Butts a indiqué que M. Wernick avait mentionné brièvement que sa conversation avec Mme Wilson‑Raybould ne s'était pas bien passée.

Dans son témoignage, M. Trudeau a déclaré qu'il n'avait pas été tenu au courant de l'entretien téléphonique du 19 décembre 2018 et qu'il ne s'était pas attendu à l'être, à moins d'un changement de cap dans le dossier.

Fin du mois de décembre 2018 et début de l'année 2019

Lors de son témoignage, Mme Wilson‑Raybould a déclaré qu'après son entretien avec M. Wernick, elle n'a pas parlé à M. Trudeau ni à quiconque du Cabinet du premier ministre jusqu'au 7 janvier 2019.

Le 14 janvier 2019, l'honorable David Lametti, a été nommé ministre de la Justice et procureur général du Canada.

Dans son témoignage, M. Trudeau a déclaré qu'il n'avait pas discuté du dossier SNC-Lavalin avec M. Lametti avant ou après la nomination de celui‑ci au poste de ministre de la Justice et procureur général du Canada.

Lors de son témoignage, M. Bouchard a déclaré qu'au cours d'une retraite du Cabinet qui a eu lieu du 16 au 18 janvier 2019, M. Marques et lui ont mis M. Lametti et son chef de cabinet au courant de diverses questions nécessitant une attention immédiate. SNC-Lavalin était l'une d'entre elles. Selon M. Bouchard, M. Lametti leur aurait dit qu'il n'avait pas encore été informé du dossier. Par conséquent, ils n'ont pas abordé la question en détail.

Selon la preuve documentaire, les principaux conseillers du Cabinet du premier ministre ont continué de tenir des discussions avec les conseillers juridiques de SNC-Lavalin au sujet de la suite des choses et des solutions possibles, jusqu'à ce que les allégations selon lesquelles Mme Wilson‑Raybould avait subi des pressions dans le dossier soient rendues publiques le 7 février 2019.

POSITION DE M. TRUDEAU

Représentations écrites de M. Trudeau reçues le 2 mai 2019

M. Trudeau a écrit, par l'intermédiaire de ses conseillers juridiques, qu'il ne s'était pas prévalu de ses fonctions officielles en tant que titulaire de charge publique pour tenter d'influencer la décision de la procureure générale au sujet de la poursuite contre SNC-Lavalin, et encore moins pour favoriser de façon irrégulière les intérêts personnels de SNC-Lavalin. M. Trudeau a écrit qu'il était préoccupé par le fait que Mme Wilson‑Raybould semblait avoir écarté la possibilité d'enjoindre à la directrice des poursuites pénales d'entamer des négociations en vue de conclure un accord de réparation avec SNC‑Lavalin, démarche qu'il jugeait potentiellement appropriée et dans l'intérêt public.

M. Trudeau a écrit qu'il ne comprenait pas le point de vue de Mme Wilson‑Raybould dans ce dossier. Il a ajouté qu'il était préoccupé par les conséquences d'une condamnation de SNC‑Lavalin pour la population canadienne, surtout pour les intervenants non concernés de l'entreprise, comme ses employés, les actionnaires, les retraités, les clients et les fournisseurs. Il a indiqué qu'il se souciait également que la décision prise, quelle qu'elle soit, puisse être justifiée et expliquée à la population canadienne qu'elle toucherait. M. Trudeau a estimé qu'en sa qualité de premier ministre et de député, ces préoccupations étaient tout à fait normales.

 M. Trudeau a écrit que, parallèlement, il a toujours reconnu et accepté le fait que la décision d'émettre une directive relativement à la poursuite de SNC‑Lavalin était du ressort de la procureure générale. Il a ajouté qu'avant la parution de l'article du 7 février 2019 dans le Globe and Mail, il n'était au courant d'aucune indication au fait que les contacts entre lui et les membres de son personnel et Mme Wilson‑Raybould étaient considérés inappropriés, d'un point de vue juridique ou constitutionnel, par la procureure générale.

M. Trudeau a écrit qu'il a communiqué directement avec Mme Wilson‑Raybould une seule fois et que les échanges avec les membres de son personnel au sujet de ce dossier avaient été très limités. Dans sa lettre de réponse, il a expliqué que son objectif général était de consulter la procureure générale afin de s'assurer que la négociation d'un accord de réparation avec SNC‑Lavalin était une option qui avait été dûment examinée. Il a indiqué qu'il n'a pas agi de la sorte pour des motifs liés aux intérêts personnels de SNC‑Lavalin, mais bien pour protéger l'intérêt public.

Représentations écrites de M. Trudeau reçues par l'entremise de ses conseillers juridiques le 16 juillet 2019

Après qu'on leur a fourni les éléments de preuve pertinents que j'ai examinés, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont soumis un mémoire de substantiel, qui décrivait leurs points de vue sur les documents en question. Je résumerai la position de M. Trudeau ci‑dessous.

Les avocats de M. Trudeau ont déclaré que la relation de ce dernier avec Mme Wilson‑Raybould était devenue difficile et tendue. M. Trudeau était préoccupé par les frictions importantes entre Mme Wilson‑Raybould et le Cabinet du premier ministre, ainsi qu'entre elle et ses collègues du Cabinet. Il a cité un exemple où Mme Wilson-Raybould avait refusé de transmettre de l'information au Cabinet dans le cadre d'une recommandation au Cabinet. À leur avis, il s'agissait là d'un exemple de la façon dont Mme Wilson-Raybould estimait qu'elle n'était pas obligée – ni qu'elle devrait – coopérer ou collaborer avec le personnel de son bureau et les ministres du Cabinet.

Les conseillers juridiques de M. Trudeau ont soutenu que SNC-Lavalin n'était pas la force motrice derrière la mise en place d'accords de réparation. Des régimes d'accords de réparation existent dans des pays comparables au Canada. L'industrie dans son ensemble avait intérêt à adopter un régime d'accords de réparation afin que les entreprises faisant affaire à l'international puissent fonctionner selon un ensemble unique de règles. La discussion au sujet des accords de réparation au Canada précédait son gouvernement. Enfin, lorsque le régime faisait l'objet d'une étude et d'une mise en place, le Cabinet du premier ministre n'avait pas dirigé les efforts. Il s'agissait plutôt d'un effort collectif par plusieurs ministères.

De plus, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont écrit que la colère éprouvée par Mme Wilson‑Raybould lorsqu'on lui a retiré le poste de ministre de la Justice et procureure générale a faussé sa perception des événements antérieurs. M. Trudeau a réaffirmé que, pendant la période faisant l'objet de l'étude, Mme Wilson‑Raybould n'avait jamais dit qu'elle considérait que les contacts entre les membres de son personnel et elle étaient inappropriés, et que même si elle avait élevé des objections à cet égard, on ne lui en avait jamais fait part. Si Mme Wilson‑Raybould avait jugé que cette limite avait été franchie, elle aurait dû se plaindre à M. Trudeau ou, à défaut, démissionner.

Les conseillers juridiques de M. Trudeau ont également soutenu que, à titre de procureure générale, Mme Wilson‑Raybould avait manqué à son devoir, qui consistait à prendre connaissance des faits pertinents. Au lieu de prendre une décision significative de manière indépendante, Mme Wilson‑Raybould s'en était automatiquement remise à la décision de la directrice des poursuites pénales. À cet égard, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont mentionné les préoccupations exprimées par Mme Drouin, qui estimait que davantage de temps et de réflexion étaient nécessaires pour évaluer les informations disponibles et chercher d'autres renseignements afin de mieux éclairer l'opinion de Mme Wilson‑Raybould. M. Trudeau a aussi signalé que toutes les consultations effectuées par Mme Wilson‑Raybould avaient servi à confirmer une décision qu'elle avait déjà prise.

Les avocats de M. Trudeau ont fait valoir que, en somme, le processus de prise de décision de Mme Wilson‑Raybould était inadéquat et qu'il était marqué par une mauvaise compréhension de la loi et des motivations politiques.

En plus de ses points de vue sur les éléments de preuve recueillis, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont soumis plusieurs arguments juridiques qui appuient sa position.

Premièrement, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont fait valoir qu'il incombe au procureur général – à titre de premier responsable des poursuites – de tenir compte de l'intérêt public lorsqu'il intente des poursuites. Puisqu'il est membre du Cabinet, le procureur général est en mesure de recevoir des commentaires de ses collègues relatifs à leurs responsabilités, y compris à propos de poursuites criminelles, pourvu que le Cabinet ne donne pas de directives au procureur général au sujet d'un dossier. De l'avis des avocats de M. Trudeau, cela respecte la convention constitutionnelle relative à l'indépendance du poursuivant.

Deuxièmement, les avocats de M. Trudeau ont fait valoir que l'exclusion prévue dans le Code criminel à propos des « considérations d'intérêt économique national » n'est pas censée s'appliquer aux intervenants non coupables comme les employés, les retraités et les actionnaires qui n'ont participé à aucun acte répréhensible présumé. Par conséquent, il serait légitime qu'un procureur général considère, dans son analyse, que les préoccupations entourant d'éventuelles pertes d'emplois sont des considérations d'intérêt public.

Troisièmement, ses avocats ont fait valoir que même si le personnel ministériel de M. Trudeau et le greffier du Conseil privé agissent au nom du premier ministre lorsqu'ils s'adressent à d'autres ministres ou à leurs représentants, M. Trudeau ne saurait être tenu responsable des actes de membres de son personnel puisque, selon ses avocats, la responsabilité au sens de la Loi est personnelle et repose sur l'intention subjective. Ainsi, on ne peut établir que M. Trudeau a contrevenu à la Loi si les directives données aux membres de son personnel ne sont pas répréhensibles, mais que ceux‑ci les ont appliquées d'une manière qui contrevient à une règle de fond.

Les conseillers juridiques de M. Trudeau ont fait valoir que ce dernier n'a pas contrevenu à l'article 9 de la Loi parce qu'il n'a pas tenté d'influencer la décision de Mme Wilson-Raybould. Il a seulement cherché à comprendre sa décision et d'assurer que son processus était rigoureux et qu'elle avait dûment pris en compte l'intérêt public. Les conseillers juridiques de M. Trudeau ont également fait valoir qu'il n'a pas invoqué de motifs partisans ou personnels au cours de sa conversation avec Mme Wilson‑Raybould. Selon M. Trudeau, l'allusion à son poste de député de Papineau reposait sur son expérience auprès des habitants de sa circonscription et sur sa compréhension des conséquences des mises à pied sur les communautés. Il s'agissait d'une tentative de faire comprendre à la procureure générale que sa décision aurait une incidence sur de vraies personnes et de vraies communautés.

Enfin, les conseillers juridiques de M. Trudeau ont soutenu que sa démarche n'a jamais été motivée par la promotion de l'intérêt personnel de SNC-Lavalin. Sa préoccupation était, en tout temps, à l'égard de l'intérêt public, à l'égard des répercussions possibles d'une condamnation de SNC-Lavalin sur ses employés, retraités et fournisseurs, et que ces intérêts devaient être pris en considérations dans le cadre de décisions liées aux poursuites.

ANALYSE ET CONCLUSION

Analyse

L'article 9 de la Loi interdit à tout titulaire de charge publique de se servir de ses fonctions pour tenter d'influencer la décision d'une autre personne afin de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière l'intérêt personnel d'une tierce partie.

L'article 9 se lit comme suit :

9. Il est interdit à tout titulaire de charge publique de se prévaloir de ses fonctions officielles pour tenter d'influencer la décision d'une autre personne dans le but de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

Pour qu'il y ait contravention à l'article 9, il n'est pas nécessaire que l'influence alléguée mène au résultat souhaité. Il est interdit au titulaire de charge publique de se servir de ses fonctions ne serait-ce que pour tenter d'influencer la décision d'une autre personne.

Même une seule conclusion d'influence indue mènerait à une contravention de l'article 9.

Observations préliminaires

M. Trudeau et ses avocats ont soulevé de nombreux arguments pour démontrer que le processus décisionnel de Mme Wilson-Raybould était de quelque sorte inadéquat ou incorrect. D'entrée de jeu, je tiens à préciser que je n'ai pas tenu compte de quelconque argument visant à faire l'examen ou la critique soit de la décision de Mme Wilson-Raybould de ne pas intervenir, soit des raisons pour lesquelles la directrice des poursuites pénales n'a pas invité SNC-Lavalin à négocier un accord de réparation. Je crois que leurs décisions sont ancrées fermement dans l'exercice du pouvoir de poursuite discrétionnaire.

Il n'appartient ni à M. Trudeau, ni à moi, ni à une entité administrative, quelle qu'elle soit, de décider si un procureur général a tenu compte, correctement et suffisamment, de l'intérêt public dans le cadre de poursuites criminelles, ou encore, de tout autre aspect de son processus décisionnel. À moins d'un abus de procédure, même les tribunaux ont des réticences à se prononcer sur des questions mettant en cause l'exercice du pouvoir de poursuite discrétionnaire. Comme la sous-ministre de la Justice et sous-procureure générale l'a déclaré, le procureur général doit assumer la responsabilité de ces décisions et est tenu de rendre des comptes au Parlement.

En outre, je n'ai pas tenu compte de la qualité de relation entre Mme Wilson‑Raybould et ses collègues du Cabinet ou les membres de son personnel, ni des motifs justifiant sa nomination à titre de ministre des Anciens combattants en janvier 2019, ni de ses motivations politiques alléguées ou de son tempérament, puisque ces arguments ne sont pas pertinents à l'égard de la question à l'étude.

Tenter d'influencer la décision d'une autre personne

La première étape de mon analyse consiste à déterminer si M. Trudeau a tenté d'influencer la décision de la procureure générale du Canada relativement à son éventuelle intervention dans un dossier mettant en cause l'exercice du pouvoir de poursuite discrétionnaire de la directrice des poursuites pénales en ce qui a trait à SNC-Lavalin. Cette première étape repose dans une très large mesure sur les faits.

Le Commissariat a examiné des centaines de pages de preuve documentaire contenant des dizaines d'échanges de courriels et de messages textes, de transcriptions de conversations téléphoniques et de comptes rendus de rencontres en personne entre des représentants de SNC‑Lavalin, des ministres et des membres de leur personnel, et d'autres fonctionnaires.

Des consultations publiques ont été lancées à l'automne 2017 dans le but de déterminer si les accords de réparation étaient une solution de rechange viable aux poursuites judiciaires. Le 2 février 2018, avant que les résultats des consultations publiques ne soient annoncés, SNC-Lavalin a suggéré aux membres du personnel du Cabinet du ministre des Finances la possibilité d'inclure le régime d'accords de réparation dans le projet de loi d'exécution du budget de 2018 afin d'accélérer le processus.

Malgré les préoccupations de Mme Wilson-Raybould – dont elle avait fait part à ses collègues du Cabinet – au sujet de l'adoption trop rapide du régime d'accords de réparation et malgré sa réticence à mettre en œuvre ou à appuyer publiquement cette initiative, il a été annoncé le 27 février, soit cinq jours après la publication des résultats des consultations publiques, que des mesures visant à modifier le Code criminel feraient partie du budget de 2018. Les modifications législatives ont été présentées sous la forme du projet de loi C‑ 74, lequel a été présenté à la Chambre des communes pour la première lecture exactement un mois plus tard, soit le 27 mars. Les modifications apportées au Code criminel ont reçu la sanction royale le 21 juin 2018, sans examen par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes.

C'est dans ce contexte politique et législatif que le régime d'accords de réparation a été adopté au Canada.

Le 4 septembre 2018, la directrice des poursuites pénales a préparé, conformément à l'article 13 de la Loi sur le directeur des poursuites pénales, un avis expliquant tous les éléments pertinents qu'elle avait pris en considération pour arriver à sa décision de ne pas négocier un accord de réparation avec SNC‑Lavalin. Cette note de service a été envoyée au bureau de Mme Wilson‑Raybould, qui l'a ensuite faite parvenir au Cabinet du premier ministre et au bureau du ministre des Finances.

La preuve a démontré que M. Trudeau et le ministre des Finances avaient été très surpris que la directrice des poursuites pénales ait décidé de ne pas négocier d'accord de réparation avec SNC‑Lavalin. Le thème qui est ressorti des éléments de preuve était l'importance de trouver une « solution » qui serait à même, selon M. Trudeau, de protéger le public touché des possibles répercussions économiques advenant une condamnation criminelle de l'entreprise. Il est particulièrement évident que la solution privilégiée consistait à permettre aux autorités publiques compétentes d'utiliser l'outil législatif qui venait d'être adopté, comme l'ont déjà fait d'autres pays, pour reporter ou suspendre les poursuites visant les entreprises accusées d'avoir commis des actes répréhensibles, et ce, afin de « protéger l'intérêt public ».

Selon la preuve, avant que la directrice des poursuites pénales n'ait rendu sa décision concernant de possibles négociations en vue d'un accord de réparation, des membres du personnel ministériel du bureau de Mme Wilson-Raybould avaient informé leurs homologues du bureau du ministre des Finances, le 14 août 2018, que le simple fait de demander à la directrice des poursuites pénales où en était le dossier SNC-Lavalin pourrait être perçu comme de l'ingérence politique, voire effectivement en être.

La preuve a démontré également qu'à plusieurs reprises entre septembre et décembre 2018, Mme Wilson-Raybould et son personnel ont exprimé au premier ministre, à des hauts responsables du Cabinet du premier ministre, à des ministres et à leur personnel ainsi qu'au greffier du Conseil privé les préoccupations de la procureure générale quant à ce que celle-ci considérait comme étant des tentatives inappropriées de leur part de faire de l'ingérence politique dans un dossier criminel.

Le 5 septembre 2018, après avoir été informé de la décision de la directrice des poursuites pénales de ne pas négocier d'accord de réparation avec SNC-Lavalin, le personnel ministériel du bureau Mme Wilson-Raybould a énoncé les risques politiques qui pourraient découler d'une intervention et en ont informé le personnel ministériel du Cabinet du premier ministre.

Après que ses conseillers l'eurent informé que la directrice des poursuites pénales n'avait pas l'intention de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin, et malgré les arguments contre une intervention de la procureure générale avancés par le bureau de Mme Wilson-Raybould, M. Trudeau a demandé à son personnel de trouver une solution qui permettrait d'éviter les possibles conséquences économiques qu'entraînerait une poursuite criminelle contre l'entreprise.

La preuve a démontré que, dans les jours suivant la décision prise le 4 septembre par la directrice des poursuites pénales de ne pas inviter SNC-Lavalin à négocier un accord de réparation, la procureure générale a pris des mesures supplémentaires dans le cadre de son examen de l'avis relatif à l'article 13 avant de prendre la décision de ne pas infirmer la décision prise par la directrice des poursuites pénales. En se fondant sur l'information et les conseils reçus de sa sous-ministre et de son personnel ministériel, Mme Wilson-Raybould a examiné plusieurs scénarios d'intervention dans le dossier et a mené des consultations, notamment auprès de plusieurs anciens procureurs généraux, pour obtenir une orientation et des conseils.

Les échanges directs entre M. Trudeau et Mme Wilson-Raybould sur le sujet se sont limités à une unique réunion, le 17 septembre 2018. M. Trudeau avait alors déjà été avisé que la directrice des poursuites pénales avait décidé de ne pas inviter SNC-Lavalin à négocier un accord de réparation et que Mme Wilson-Raybould n'était pas disposée à infirmer cette décision.

La preuve a démontré que la procureure générale était d'avis qu'elle avait mené son examen, pris sa décision et fait connaître son point de vue avant la réunion du 17 septembre 2018 avec M. Trudeau. Toutefois, M. Trudeau et les membres de son personnel étaient plutôt d'avis que la décision de la procureure générale pouvait être modifiée jusqu'à la fin des procédures de poursuite et que Mme Wilson-Raybould pouvait accepter de nouveaux renseignements à cette fin.

La preuve a démontré que, lors de la réunion du 17 septembre 2018, M. Trudeau et M. Wernick ont souligné à Mme Wilson-Raybould qu'il était nécessaire de trouver une solution et ont mentionné la réunion du conseil d'administration de SNC-Lavalin qui devait avoir lieu plus tard cette semaine-là ainsi que les conséquences économiques (y compris les pertes d'emplois et le déménagement du siège social) qui s'ensuivraient. Ils ont également mentionné l'imminence des élections provinciales au Québec et le fait que M. Trudeau est un député du Québec qui représente une circonscription située près du siège social de SNC-Lavalin. C'est à la suite de ces commentaires que la procureure générale a demandé à M. Trudeau s'il tentait de faire de l'ingérence politique dans une poursuite criminelle, ce à quoi M. Trudeau a répondu que ce n'était pas le cas, qu'il essayait seulement de trouver une solution.

Il s'agit d'une première instance où M. Trudeau a tenté d'influencer la décision de Mme Wilson‑Raybould dans ce dossier.

Malgré la mise en garde faite directement par Mme Wilson-Raybould à M. Trudeau, la preuve a démontré qu'elle n'a pas été prise en considération puisque le personnel supérieur de Mme Wilson‑Raybould a continué de recevoir des requêtes non sollicitées enjoignant la procureure générale à revenir sur sa décision de ne pas intervenir dans cette affaire. Plusieurs témoins ont affirmé que la détermination de l'entreprise à protéger ses intérêts commerciaux constituait de l'information nouvelle qui pouvait être portée à l'attention de la procureure générale. Selon la preuve, Mme Wilson‑Raybould avait déjà pris en considération les conséquences économiques et ne jugeait pas que cette information était suffisante pour qu'elle envisage de revenir sur sa décision de ne pas intervenir.

Après la réunion du 17 septembre 2018, la preuve a démontré que des individus sous la direction de M. Trudeau ont continué à communiquer avec des représentants de SNC-Lavalin et le personnel ministériel de Mme Wilson-Raybould pour tenter d'influencer cette dernière par d'autres moyens. Bien que M. Trudeau n'ait pas été informé de chaque conversation sur le sujet, il a déclaré qu'il était régulièrement tenu au courant de l'évolution du dossier.

Le 19 octobre 2018, SNC-Lavalin a déposé une demande de contrôle judiciaire concernant la décision de la directrice des poursuites pénales. Pendant un contrôle judiciaire, les intérêts de la Couronne sont habituellement représentés par le procureur général du Canada ou, en l'espèce, son délégué, le directeur des poursuites pénales. Pourtant, la preuve a démontré qu'un fonctionnaire du Bureau du Conseil privé et un conseiller principal du Cabinet du premier ministre ont tenté à au moins deux reprises de convaincre la procureure générale d'intervenir dans le contrôle judiciaire demandé par SNC-Lavalin pour accélérer le processus d'audience ou pour demander une suspension des procédures en attendant qu'une décision soit prise sur l'accord de réparation. Le ministère de la Justice et Mme Prince ont dû expliquer pourquoi la procureure générale ne pouvait pas intervenir dans une affaire dans laquelle son délégué, le Service des poursuites pénales, était la partie défenderesse.

Il s'agissait là d'une deuxième tentative d'influencer la décision Mme Wilson-Raybould d'intervenir dans le dossier.

À la fin d'octobre 2018, des conseillers principaux du Cabinet du premier ministre ont commencé à examiner la possibilité d'obtenir des conseils de l'extérieur pour aider la procureure générale. La preuve a démontré qu'un des avocats de SNC-Lavalin, un ancien juge de la Cour suprême, a cherché à donner des conseils sur, entre autres, le régime d'accords de réparation et les moyens par lesquels la ministre de la Justice – et non la procureure générale – pourrait intervenir en toute légitimité sans compromettre l'indépendance du poursuivant. Les services d'un autre ancien juge de la Cour suprême ont été retenus indirectement afin de fournir des conseils sur la légalité de la décision prise par la directrice des poursuites pénales de ne pas conclure d'accord de réparation sans justification.

En décembre 2018, SNC-Lavalin (par l'entremise de son avocat) et un conseiller principal du Cabinet du premier ministre avaient personnellement communiqué avec l'ancienne juge en chef de la Cour suprême du Canada, Mme McLachlin, pour voir s'il serait possible pour elle de conseiller directement la procureure générale ou d'agir comme médiatrice, même si la nature exacte de l'un ou l'autre de ces mandats n'était pas clairement définie. Quoique Mme Wilson-Raybould avait été informée de la possibilité qu'elle puisse être conseillée par « quelqu'un comme » Mme McLachlin, elle ne savait pas, jusqu'à ce que je le lui aie mentionné pendant son entrevue, que des discussions préliminaires entre l'ancienne juge en chef et un avocat de SNC-Lavalin et un conseiller principal du Cabinet du premier ministre avaient déjà eu lieu.

La possibilité que Mme Wilson-Raybould obtienne des conseils externes pour l'aider à prendre une décision avait déjà été suggérée par la sous-ministre de la Justice dans son avis du 8 septembre 2018. La preuve a démontré qu'à ce moment, le bureau de Mme Wilson-Raybould avait envisagé la possibilité d'obtenir des conseils externes, mais avait choisi au bout du compte de ne pas le faire, en raison notamment des difficultés logistiques qu'aurait présenté le fait de donner accès au dossier confidentiel du Service des poursuites à un conseiller externe, et la perception d'ingérence politique. Mme Wilson-Raybould doutait qu'une tierce partie indépendante puisse proposer des options qui n'auraient pas déjà été offertes ou prises en considération par la directrice des poursuites pénales.

La preuve a démontré que les avis juridiques préparés par ou pour SNC-Lavalin ont été transmis au Cabinet du premier ministre et à d'autres ministres et leur personnel en novembre 2018 dans l'unique but de persuader Mme Wilson-Raybould de revenir sur sa décision.

Le personnel supérieur du Cabinet du premier ministre a tenté à au moins trois reprises – les 22 novembre, 5 décembre et 18 décembre 2018 – de persuader Mme Wilson-Raybould, directement ou par l'entremise de sa chef de cabinet, d'envisager de nouveau la possibilité d'obtenir des conseils externes.

Il faut réitérer que ces avis juridiques ont été diffusés et que leur contenu a été discuté en marge de procédures judiciaires à la Cour fédérale du Canada mettant en cause le Service des poursuites, sans que la procureure générale du Canada soit au courant.

Le fait que des membres du personnel supérieur du Cabinet du premier ministre ont cherché à convaincre Mme Wilson-Raybould d'obtenir des conseils externes sur le dossier – sachant d'avance en quoi consisteraient ces conseils et omettant sciemment de transmettre certains renseignements à Mme Wilson-Raybould – constituait, à mon avis, une troisième tentative d'influencer la procureure générale.

La dernière et la plus flagrante des tentatives d'influencer Mme Wilson-Raybould a eu lieu pendant sa conversation avec le greffier du Conseil privé, le 19 décembre 2018. L'enregistrement audio a démontré clairement que M. Wernick plaidait, au nom de M. Trudeau, pour que la procureure générale revienne sur sa décision de ne pas intervenir dans la poursuite criminelle. Bien que le messager ait changé, le message demeurait le même : il fallait trouver une solution pour éviter les conséquences économiques qui se produiraient si SNC-Lavalin était privée de la possibilité de négocier un accord de réparation.

Mme Wilson-Raybould a clairement exprimé son point de vue selon lequel la conversation constituait de l'ingérence politique – puisque M. Wernick parlait au nom du premier ministre – et elle a exprimé son refus d'infirmer la décision originale prise par la directrice des poursuites pénales. Bien que M. Trudeau ait déclaré dans son témoignage ne pas savoir pourquoi M. Wernick avait tenu des propos aussi crus dans sa discussion avec Mme Wilson-Raybould, j'ai peine à imaginer que M. Wernick aurait agi sans connaître parfaitement le point de vue de M. Trudeau sur le sujet.

Je trouve toutes ces manœuvres troublantes.

À titre de premier ministre, M. Trudeau était le seul titulaire de charge publique qui, en raison de son poste, était en mesure d'exercer une influence sur Mme Wilson-Raybould. L'autorité du premier ministre et de son bureau a servi à contourner, à miner et, au bout du compte, à tenter de discréditer la décision de la directrice des poursuites pénales ainsi que l'autorité de Mme Wilson‑Raybould en tant que première conseillère juridique de la Couronne.

M. Trudeau a expliqué qu'il ne pouvait pas être tenu indirectement responsable des agissements de ses conseillers principaux et d'autres hauts fonctionnaires ministériels. Il a invoqué la décision du Commissariat dans Le rapport Wright, dans laquelle la commissaire Dawson avait conclu que M. Nigel Wright, qui était à l'époque le chef de cabinet de l'ancien premier ministre Stephen Harper, avait utilisé ses fonctions officielles pour influencer la décision d'une autre personne dans le but de favoriser de façon irrégulière l'intérêt personnel d'une autre personne. Cependant, rien dans le rapport ne laisse croire que l'ancien premier ministre avait participé ou était même ou courant du stratagème.

Par contre, dans le cas qui nous occupe, la preuve démontre clairement que M. Trudeau a sciemment tenté d'influencer Mme Wilson-Raybould, directement et par l'entremise de ses agents.

À mon avis, les personnes qui ont agi sous la direction ou avec l'autorisation du premier ministre ainsi que toutes celles qui ont joué un rôle dans cette affaire au nom d'autres ministres n'auraient pas pu influencer la procureure générale en se servant simplement de leurs fonctions officielles. Je n'ai donc pas de motifs raisonnables d'examiner leur conduite, et je n'ai pas non plus de raison de croire qu'ils ont pu contrevenir à un autre article de la Loi. Ils ont agi conformément à l'orientation générale établie par M. Trudeau en septembre 2018 et n'ont pas reçu instruction de mettre fin aux communications, même après que des procédures judiciaires liées au dossier avaient été entamées.

Je crois que tous les titulaires de charge publique devraient être guidés par les mêmes principes que les ministres, les secrétaires parlementaires et tout autre parlementaire, des principes qui sont énoncés dans nombre de publications gouvernementales, y compris les lignes directrices du premier ministre intitulées Pour un gouvernement ouvert et responsable. Tout titulaire de charge publique doit exercer ses fonctions officielles d'une manière qui résistera à l'examen public le plus minutieux, allant au-delà d'une stricte observation de la loi.

Favoriser de façon irrégulière l'intérêt personnel

À lui seul, le fait de tenter d'influencer la décision d'une autre personne ne constitue pas une contravention de l'article 9. La deuxième étape de mon analyse, et en fait le cœur de mon étude, consiste à déterminer si M. Trudeau, par ses actions et celles de ses agents, a tenté de favoriser de façon irrégulière les intérêts de SNC-Lavalin. Je dois ici me pencher sur des principes juridiques et constitutionnels qui constituent les fondements de notre système de gouvernement.

L'intérêt public par rapport à l'intérêt personnel

La Loi indique que l'intérêt personnel n'est pas visé dans une décision ou une affaire : a) de portée générale; b) touchant le titulaire de charge publique faisant partie d'une vaste catégorie de personnes; c) touchant la rémunération ou des avantages sociaux d'un titulaire de charge publique.

Traditionnellement, le Commissariat interprète la définition d'« intérêt personnel » de façon étroite. Même s'il n'exclut pas expressément certains types d'intérêts, il limite généralement les intérêts personnels aux intérêts de nature financière. Dans le livre vert de 1973 intitulé Les membres du Parlement et les conflits d'intérêts et publié par le gouvernement fédéral, le conflit d'intérêts est défini comme étant « une situation dans laquelle un parlementaire a un intérêt personnel et pécuniaire suffisant pour influer ou paraître influer sur l'exercice de ses fonctions et attributions publiques » (p. 1). Cette définition est aussi reprise dans le rapport de la Commission Parker, qui portait sur des allégations de conflit d'intérêt réel ou apparent concernant l'honorable Sinclair Stevens (Commission Parker, 1987, p. 30). Soulignons que cette interprétation ne s'appliquait à l'époque qu'aux parlementaires.

Depuis, les critères servant à déterminer s'il y a conflit d'intérêts ont évolué. Aucune mention n'est faite d'un « intérêt personnel et pécuniaire » – une formulation plus restreinte – que ce soit dans les versions subséquentes du Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui concerne les conflits d'intérêts et l'après-mandat, dans la Loi ou dans le Code régissant les conflits d'intérêts des députés. Une interprétation du terme « intérêt personnel » dans son contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit et l'objet de la Loi et l'intention du Parlement m'incite donc à penser que ce terme pourrait couvrir tout type d'intérêt qui touche uniquement le titulaire de charge publique ou que celui-ci partage avec une catégorie restreinte de personnes.

Les intérêts publics et personnels peuvent prendre différentes formes. Ils peuvent être de nature financière, sociale, politique ou autre. Comme le décrit le rapport de 1980 rédigé par le professeur J. Ll. J. Edwards et intitulé La responsabilité ministérielle en matière de sécurité nationale dans la mesure où elle concerne les charges de Premier ministre, de Procureur général et de Solliciteur général du Canada, les intérêts publics concernent, par exemple, « la nécessité de maintenir des relations internationales harmonieuses entre États, d'atténuer les dissensions entre les groupes ethniques [ou] d'éviter les conflits ouvriers » (p. 70). Ces considérations politiques nationales et internationales profitent à la population en général plutôt qu'à un régime, parti ou groupe politique. À l'opposé, les intérêts de nature politique (ou partisane), ceux qui « vise[nt] à protéger ou à favoriser l'exercice du pouvoir constitutionnel par le gouvernement en place et ses partisans politiques », ne profitent pas à la population en général et devraient faire l'objet d'un examen public minutieux lorsqu'un titulaire de charge publique exerce ses fonctions, pouvoirs ou attributions officiels (Edwards, 1980, p. 70).

Je dois donc déterminer où se situe la question qui nous occupe dans cette gradation des intérêts.

La nature des intérêts de SNC-Lavalin

La preuve recueillie a démontré que SNC-Lavalin avait un grand intérêt sur le plan économique à ce que les poursuites soient suspendues. Le Bureau du Conseil privé a compilé une liste des principaux contrats gouvernementaux accordés à l'entreprise. La preuve a démontré que SNC-Lavalin joue un rôle important dans de grands projets d'infrastructure du gouvernement fédéral, y compris le pont Samuel-De Champlain et le réseau de train léger de Montréal. Une décision judiciaire défavorable à SNC-Lavalin entraînerait probablement des difficultés économiques et de l'incertitude pour l'entreprise et ses principaux actionnaires.

Tout au long des consultations publiques et du processus législatif subséquent qui ont mené à l'adoption du régime d'accords de réparation, SNC-Lavalin a été régulièrement en contact avec des fonctionnaires du Cabinet du premier ministre, du Bureau du Conseil privé et du bureau du ministre des Finances. De plus, SNC-Lavalin a régulièrement tenu le Cabinet du premier ministre au courant de la tenue des réunions de son conseil d'administration, de la couverture négative dans les médias et des fluctuations de la valeur de ses actions. La preuve a démontré que la fréquence des contacts augmentait avant les réunions du conseil d'administration et que les inquiétudes de SNC-Lavalin grandissaient au fil des discussions en l'absence de progrès concrets.

Il ne fait aucun doute que les intérêts économiques considérables de SNC-Lavalin auraient été favorisés si M. Trudeau avait réussi à convaincre Mme Wilson-Raybould d'ordonner que SNC‑Lavalin soit invitée à négocier un accord de réparation.

Signification du terme « irrégulier »

Il est toujours possible que l'exercice des fonctions officielles d'un titulaire de charge publique puisse favoriser un intérêt personnel. La Loi se préoccupe de ce qui peut favoriser l'intérêt personnel de seulement trois catégories de personnes : 1) le titulaire de charge publique; 2) ses parents ou ses amis; 3) toute autre personne dont les intérêts ont été favorisés de façon irrégulière. Dans les deux premiers cas, il suffit de déterminer si les intérêts ont été favorisés; le caractère irrégulier est intrinsèque. Il faut franchir un pas de plus pour déterminer s'il y a quoi que ce soit d'irrégulier lorsque ce sont les intérêts personnels d'autres personnes qui sont favorisés.

Outre à l'article 9, on parle de « favoriser de façon irrégulière l'intérêt personnel de toute autre personne » dans deux autres articles de la Loi qui portent sur des règles fondamentales : l'article 4, qui explique ce qui constitue un conflit d'intérêts, et l'article 8, qui porte sur les renseignements d'initiés.

Le terme « irrégulier », dans son sens ordinaire, signifie incorrect ou inapproprié. Ce sens est conforme à celui du terme équivalent dans la version anglaise de la Loi (« to improperly further »). Ce terme peut aussi avoir le sens de frauduleux ou contraire aux règles. Comme l'indiquent ces définitions, le concept d'irrégularité a un degré de gravité variable, allant du geste inapproprié posé par inadvertance à la fraude commise sciemment. Pour ce qui est de l'application de la Loi, je ne m'intéresse qu'aux gestes répréhensibles qui ne relèvent pas de l'activité criminelle (voir, par exemple, le Rapport Carson).

Dans Le rapport Wright, la commissaire Dawson avait jugé que le stratagème de remboursement élaboré par le personnel ministériel du Cabinet du premier ministre et exécuté par M. Wright et le sénateur Duffy semblait de prime abord aller à l'encontre de la disposition de la Loi sur le Parlement du Canada qui interdit aux sénateurs de recevoir un paiement en échange d'un service. Or, la GRC n'avait pas lancé d'enquête criminelle à l'endroit de M. Wright. La commissaire a indiqué dans son rapport que le fait d'avoir versé de l'argent au sénateur Duffy en échange de sa collaboration, tout en étant peut-être pas illégal, était « certainement […] irrégulier ».

Un autre exemple du concept d'« irrégulier » se trouve dans Le rapport Finley. Dans ce rapport, la commissaire Dawson avait conclu que le fait de bénéficier d'un traitement de faveur était en soi irrégulier. La commissaire avait également conclu qu'il y avait eu irrégularité dans le fait que la ministre n'ait « pas attaché une grande importance » aux politiques applicables du Conseil du Trésor et aux lignes directrices du premier ministre énoncées dans le document Pour un gouvernement responsable lorsqu'elle a décidé d'approuver le financement d'un projet local.

Un fil conducteur relie les exemples d'irrégularités dans les rapports antérieurs et chaque utilisation du terme « irrégulier » dans la Loi : un titulaire de charge publique doit se servir de ses fonctions officielles pour commettre une erreur grave ou fondamentale. Une simple irrégularité technique ne constitue vraisemblablement pas un geste posé dans le but de favoriser de façon irrégulière des intérêts personnels. À mon avis, un geste irrégulier au sens de la Loi est posé lorsque l'exercice des fonctions officielles d'un titulaire de charge publique va à l'encontre de l'intérêt public, parce que le titulaire de charge publique soit dépasse les limites de son pouvoir conféré par la loi, soit contrevient à une règle, à une convention ou à un processus établi.

Considérations d'intérêt économique national

Malgré l'intérêt financier considérable de SNC-Lavalin dans cette affaire, M. Trudeau soutenait que la menace de pertes d'emplois était le principal sujet de préoccupation dans ses discussions avec Mme Wilson-Raybould et que, par conséquent, il a agi dans l'intérêt public.

Le Guide du Service fédéral des poursuites (le Guide) énonce les principes que tous les procureurs fédéraux doivent suivre. Lorsqu'ils décident s'il y a lieu ou non d'intenter des poursuites, les procureurs fédéraux doivent tenir compte de deux critères : i) une perspective raisonnable de condamnation en fonction de la preuve qui sera probablement présentée au procès; ii) l'intérêt public.

En ce qui concerne le critère de l'intérêt public, le chapitre 2.3 du Guide énumère une série de facteurs à considérer : la nature de l'infraction reprochée; la nature des dommages causés par l'infraction reprochée ou les conséquences de celle-ci; la situation et l'attitude de la victime et les conséquences pour celle-ci; le degré de culpabilité et la situation de l'accusé; la nécessité de protéger les sources d'information; et la confiance dans l'administration de la justice. Une série de facteurs sont jugés non pertinents pour la décision d'intenter des poursuites. Parmi ceux-ci, on compte « les avantages ou inconvénients politiques éventuels pour le gouvernement ou tout autre groupe ou parti politique » (Service des poursuites pénales du Canada, 2014, p. 10). En appliquant ces critères, les procureurs doivent être en mesure de « prendre leurs décisions sans craindre d'ingérence politique ni d'influence indue ou abusive ».

Lorsque SNC-Lavalin a été avisée, le 4 septembre 2018, que la directrice des poursuites pénales était d'avis qu'il n'était pas approprié d'inviter l'entreprise à négocier un accord de réparation, les conseillers juridiques de SNC-Lavalin ont pris cela pour une première offre dans un long processus de négociations. Dans les jours suivant la décision du 4 septembre 2018, SNC‑Lavalin a échafaudé un argumentaire reposant sur l'intérêt public destiné à être présenté à la directrice des poursuites pénales dans l'espoir qu'elle revienne sur sa décision. Le ministère des Finances et le Bureau du Conseil privé ont tous deux activement aidé SNC-Lavalin à préparer cet argumentaire.

Étant donné que le directeur des poursuites pénales et le procureur général ne doivent intenter des poursuites que lorsque c'est dans l'intérêt public de le faire, M. Trudeau a soutenu que ses interactions avec Mme Wilson-Raybould dans ce dossier, à l'instar de celles de ses mandataires, visaient précisément à préserver l'intérêt public.

Lors de son témoignage, M. Trudeau a déclaré que, le 17 septembre 2018, il avait demandé à Mme Wilson-Raybould d'examiner attentivement la possibilité d'enjoindre à la directrice des poursuites pénales d'inviter SNC-Lavalin à conclure un accord de réparation, sous prétexte qu'il cherchait à protéger les quelque 9 000 emplois prétendument menacés à défaut d'un tel accord avec le Service des poursuites. Selon M. Trudeau, les conséquences économiques immédiates d'une poursuite pénale réussie contre SNC-Lavalin auraient des répercussions sur d'autres secteurs de l'économie.

Il convient de rappeler que le paragraphe 715.32(3) du Code criminel énonce trois facteurs que le poursuivant ne doit pas prendre en compte lorsqu'il s'agit de décider d'entamer ou non des négociations en vue de conclure un accord de réparation. Le poursuivant ne doit pas prendre en compte « les considérations d'intérêt économique national, les effets possibles sur les relations avec un État autre que le Canada ou l'identité des organisations ou individus en cause. » Ces facteurs ne doivent pas être pris en compte uniquement si l'organisation concernée est accusée d'une infraction visée aux articles 3 ou 4 de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers, ce qui correspond précisément à l'une des accusations portées contre SNC-Lavalin.

Le paragraphe 715.32(3) du Code criminel s'inspire de l'article 5 de la Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales (la Convention sur la lutte contre la corruption) de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cet article dispose :

Les enquêtes et poursuites en cas de corruption d'un agent public étranger sont soumises aux règles et principes applicables de chaque Partie. Elles ne seront pas influencées par des considérations d'intérêt économique national, les effets possibles sur les relations avec un autre État ou l'identité des personnes physiques ou morales en cause. (OCDE, 2011, p. 8)

La position de M. Trudeau est axée sur le fait que la procureure générale pourrait raisonnablement prendre en compte le risque de pertes d'emplois et les répercussions éventuelles sur les intervenants et les retraités de SNC-Lavalin parce que ces facteurs n'ont pas été considérés comme étant d'intérêt économique national au sens de l'exclusion précitée. Cette position correspond à l'interprétation que d'autres témoins ont faite de la disposition en question.

À l'appui de cette position, les témoins ont fait état d'un article paru dans l'édition du 22 mars 2019 du Financial Post, rédigé par un ancien secrétaire général de l'OCDE au moment de l'adoption de la Convention sur la lutte contre la corruption en 1997. Dans l'article en question, l'auteur soutient que la notion d'intérêt économique national [traduction] :

a été créée pour empêcher certains exportateurs dans des pays de l'OCDE d'éviter des poursuites aux termes de la convention en alléguant que leurs exportations relevaient de l'intérêt économique national – et que la corruption était par conséquent nécessaire pour protéger leurs marchés d'exportation. Voilà la raison d'être de l'ajout du qualificatif « national ». Je ne me rappelle pas qu'il ait été question d'emplois dans les discussions sur l'intérêt économique national tel que défini dans la convention, ni que des accords de suspension des poursuites aient été envisagés dans la convention. (par. 4)

Deux des témoins interrogés ont également indiqué que le régime d'accords de réparation visait entre autres une diminution des dommages notamment pour les actionnaires, les retraités et les employés, qui n'avaient pas participé aux actes répréhensibles.

Les avocats de M. Trudeau ont souligné dans leurs représentations écrites que seulement un témoin qui a comparu devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, M. Kenneth Jull, avait fait un témoignage important sur la question de l'intérêt économique national. M. Jull a reconnu que le but du régime et l'exclusion de la notion d'intérêt économique national créaient un paradoxe sur le plan de la logique. Pour résoudre ce paradoxe, M. Jull a proposé de prendre en compte les principes de responsabilité criminelle des entreprises, de manière à ce que les intérêts économiques nationaux soient exclus uniquement lorsque des intervenants coupables pourraient subir un préjudice.

En dépit de l'objectif déclaré du régime d'accords de réparation, je ne suis pas persuadé qu'il faille nécessairement conclure que les intérêts économiques nationaux bénéficient d'une interprétation restrictive ou qu'ils peuvent être pris en compte par le poursuivant dans certaines circonstances.

Voici le commentaire officiel de l'OCDE au sujet de l'article 5 de la Convention sur la lutte contre la corruption :

L'article 5 reconnaît le caractère fondamental des régimes nationaux en matière d'opportunité des poursuites. Il reconnaît également qu'afin de protéger l'indépendance des poursuites, l'opportunité de celles-ci doit s'apprécier sur la base de motifs professionnels, sans être indûment influencée par des préoccupations de nature politique. (OCDE, 2011, p. 17)

Comme l'ancien secrétaire général de l'OCDE l'a avancé, il est fort possible que l'article 5 de la Convention sur la lutte contre la corruption ait été rédigé dans le but de traiter les exportations comme revêtant un intérêt économique national. Cependant, je ne vois rien dans cette convention, notamment dans le commentaire officiel précité, ou dans une publication érudite, qui limite les types d'intérêts économiques nationaux pouvant être exclus. 

En raison d'un manque de précision sur cette question dans le régime d'accords de réparation canadien, je me suis penché sur la jurisprudence provenant d'autres ressorts. Une décision de 2017 de la Cour du Banc de la Reine de Grande-Bretagne concernant un éventuel accord de suspension des poursuites offert par le Serious Fraud Office à la société Rolls-Royce remet en question la position prise par M. Trudeau dans le présent dossier. À l'instar de SNC-Lavalin, advenant une condamnation au terme de poursuites criminelles, la société Rolls-Royce était confrontée à une possible interdiction de soumissionner pour des contrats. Aux paragraphes 56 et 57, le juge chargé du dossier, le très honorable Brian Leveson, après avoir pris en compte diverses répercussions d'une éventuelle interdiction sur des tierces parties, a fait l'observation suivante [traduction] :

56. Une telle interdiction visant Rolls-Royce risque d'avoir un effet d'entraînement sur les intérêts de tierces parties, et pourrait notamment :

i) nuire à l'industrie de la défense du Royaume-Uni, au sein de laquelle Rolls-Royce joue un rôle déterminant dans la fourniture de moteurs au secteur miliaire, y compris pour les navires, la technologie de propulsion pour les sous-marins nucléaires et les services après-vente;

ii) avoir des répercussions financières substantielles sur la chaîne d'approvisionnement;

iii) diminuer la concurrence dans des marchés hautement concentrés, où les sources d'approvisionnement sont limitées et où il y a des obstacles substantiels en matière d'accès; 

iv) faire chuter considérablement le prix des actions, éventualité qui serait vraisemblablement plus grave advenant une interdiction à la suite d'une condamnation;  

v) entraîner des chevauchements ou une restructuration à l'échelle du groupe, et un affaiblissement des engagements financiers de Rolls-Royce au chapitre des pensions.

57. Je n'ai aucune difficulté à reconnaître que ces éléments démontrent qu'une condamnation criminelle de Rolls-Royce aurait une incidence considérable sur l'entreprise et entraînerait des répercussions plus larges sur l'industrie de la défense du Royaume-Uni et sur des personnes nullement mêlées aux agissements criminels reprochés, y compris les employés et les retraités de Rolls-Royce et les intervenants de la chaîne d'approvisionnement de l'entreprise. Aucun de ces facteurs n'influe sur ma décision en ce qui concerne un éventuel accord de suspension des poursuites dans le présent cas car, à vrai dire, l'intérêt économique national n'est pas un facteur pertinent. Ma décision n'est pas non plus fondée sur l'idée qu'une entreprise de l'envergure de Rolls-Royce est à l'abri de poursuites : elle ne l'est pas. Ce n'est pas l'identité de Rolls-Royce ou la nature de ses activités qui importe, mais plutôt les facteurs qui font contrepoids dont je dois tenir compte lorsque je considère l'intérêt public et l'intérêt de la justice. Comme je l'ai clairement dit précédemment, je répète qu'une entreprise qui commet des infractions criminelles graves doit s'attendre à être poursuivie et, si elle est trouvée coupable, à être sévèrement punie et, en l'absence de facteurs de contrepoids suffisants, elle ne peut s'attendre à ce qu'une demande d'accord de suspension des poursuites soit acceptée. [Soulignement ajouté]

Les conseillers juridiques de M. Trudeau ont soutenu que la citation ci-dessus indique que l'exclusion n'interdit pas la prise en compte de l'impact d'une condamnation d'une société, de ses intervenants et d'autres individus faisant l'objet d'accusations. Les observations du juge Leveson, à leur avis, ont démontré que : 1) l'impact économique sur les individus qui ne sont pas impliqués est pertinent, mais ne constitue pas un facteur déterminant de la demande d'approbation, et 2) les considérations d'intérêt économique national, qui se distinguent de l'impact sur les individus, ne sont pas pertinentes.

À mon avis, il demeure difficile de savoir si ces facteurs constituent réellement des intérêts économiques nationaux, lesquels ne doivent pas être pris en compte, ou s'ils constituent des facteurs que l'on doit considérer pour déterminer s'il y a lieu de négocier un accord de réparation. Indépendamment de la façon dont ces intérêts sont classés, dans ce cas, les considérations publiques plus générales sont inextricablement liées aux intérêts personnels de SNC-Lavalin. Par conséquent, M. Trudeau ne pouvait pas convenablement présenter quelconque argument sur des intérêts publics ou personnels à la procureure générale. Le régime d'accords de réparation indique clairement que seul le poursuivant peut tenir compte ou non de ces intérêts.

Intérêts politiques partisans évoqués auprès de la procureure générale

SNC-Lavalin aurait bénéficié de l'intervention de Mme Wilson-Raybould dans ce dossier, mais la preuve a révélé également que le parti au pouvoir a tenu compte des conséquences politiques qu'aurait pour lui la non-conclusion d'un accord de réparation avec l'entreprise. Pour les raisons exposées ci-après, il était inapproprié d'évoquer des intérêts politiques partisans auprès de Mme Wilson-Raybould alors qu'elle devait étudier le dossier en question.

C'est lord Hartley Shawcross, alors qu'il était procureur général d'Angleterre et du pays de Galles, qui a peut-être le mieux exposé à la Chambre des communes du Royaume-Uni, en 1951, la raison pour laquelle un procureur général ne doit pas tenir compte d'intérêts politiques étroits dans le cadre de poursuites pénales. Il a dit ceci [traduction] :

À mon avis, le principe applicable peut s'énoncer de la façon suivante. Pour décider s'il y a lieu d'autoriser la poursuite, le procureur général doit se familiariser d'une part, avec tous les faits pertinents, par exemple, l'effet que la poursuite, qu'elle réussisse ou non, est susceptible d'avoir sur le moral de la population et l'ordre public, et d'autre part, avec tout autre aspect touchant l'intérêt public. Pour se faire, il peut  ̶  sans y être tenu à mon avis  ̶  consulter l'un ou l'autre de ses collègues au gouvernement; en fait, comme lord Simon l'a dit un jour, il serait même imprudent de ne pas le faire dans certains cas. Par ailleurs, ses collègues peuvent seulement l'informer d'éléments particuliers susceptibles d'influer sur sa décision; leur assistance ne consiste pas (et ne doit pas consister) à lui dire quelle devrait être sa décision. La responsabilité d'une décision éventuelle incombe au procureur général, et celui-ci ne doit pas être, et n'est pas, sujet à des pressions de la part de ses collègues à cet égard. Si des considérations politiques se présentent et, au sens large que j'ai indiqué, influent sur le gouvernement d'un point de vue théorique, c'est le procureur général qui doit en être le seul juge et les aborder d'un point de vue judiciaire. (R.-U., Débats de la Chambre des Communes, vol. 483, cols. 683-84, [29 janvier 1951])

Lord Shawcross a également expliqué que le procureur général et le directeur des poursuites pénales n'interviennent directement dans une poursuite que lorsqu'ils estiment qu'il en va de l'intérêt public. En fait, le professeur Edwards a indiqué dans son livre intitulé The Attorney-General, Politics and the Public Interest [Le procureur général, les politiques et l'intérêt public] que le procureur général est considéré depuis toujours, tant dans la jurisprudence que dans la doctrine juridique académique, comme l'un des gardiens de l'intérêt public, au titre de la Constitution, et comme surintendant de l'administration de la justice (Edwards, 1984, p. 138 à 144). Dans son ouvrage intitulé The Law Officers of the Crown [Les avocats de la Couronne], le professeur Edwards a ajouté que le procureur général doit défendre l'intérêt public en toute objectivité et avec détachement, et doit s'acquitter de cette tâche même dans des circonstances où l'intérêt public entre en conflit avec les intérêts politiques de ses collègues du Cabinet (Edwards, 1964, p. 298). Pour ce qui est de décider d'intenter ou non des poursuites, lord Shawcross a également déclaré [traduction] : « un seul facteur n'est aucunement pris en considération, soit les conséquences d'une décision donnée pour moi ou pour le sort politique de mon parti ou du gouvernement. » (R.-U., Débats de la Chambre des communes, vol. 483, col. 682 [29 janvier 1951])

La déclaration de lord Shawcross est généralement considérée comme illustrant le principe d'indépendance du poursuivant, une convention constitutionnelle qui découle directement de la primauté du droit. La Cour suprême du Canada a statué que la primauté du droit est à la base de notre système de gouvernement et constitue « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle. » Qui plus est, la primauté du droit signifie que « le droit est au-dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l'influence de l'arbitraire. » Autrement dit, ce principe fondamental « exige que les actes du gouvernement soient conformes au droit […]. » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70 à 72; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 142; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 748)

Dans l'arrêt Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, la décision la plus importante concernant le rôle historique et constitutionnel du procureur général, la Cour suprême du Canada accorde une attention particulière au pouvoir discrétionnaire des procureurs et à la primauté du droit. Voici un extrait des motifs que les juges Iacobucci et Major ont exposés dans leur décision :

32. La reconnaissance par la cour que l'exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites ne peut pas faire l'objet d'un contrôle judiciaire repose avant tout sur le principe fondamental de la primauté du droit consacré par notre Constitution. […] La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l'objet d'une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l'origine de la décision de poursuivre. Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l'intégrité de notre système de poursuites. Il faut établir des lignes de démarcation constitutionnelles claires dans des domaines où un conflit aussi grave risque de survenir.

[…]

45. Comme nous l'avons vu, ces pouvoirs émanent du rôle du titulaire de la charge à titre de conseiller juridique et de représentant de l'État. Dans notre système gouvernemental, c'est le souverain qui a le pouvoir de poursuivre ses sujets. Les autres organes du gouvernement ne peuvent pas modifier une décision que le procureur général ou l'un de ses mandataires a prise dans l'exercice du pouvoir que le souverain lui a délégué. Par conséquent, les tribunaux, les autres membres de l'exécutif et les organismes créés par une loi, tels les barreaux des provinces, font preuve de retenue à l'égard de l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. [Soulignement ajouté]

M. Trudeau a soutenu que ses interactions avec Mme Wilson-Raybould étaient conformes à la doctrine Shawcross puisqu'il ne lui avait pas ordonné d'intervenir; il cherchait simplement à obtenir une explication de son processus décisionnel et voulait s'assurer qu'elle avait considéré toutes les options possibles. Le fait qu'on n'ait pas enjoint à Mme Wilson-Raybould d'intervenir fait en sorte qu'il n'y a pas eu ingérence politique dans ce dossier, mais n'appuie en rien la position de M. Trudeau dans la présente étude. Les nombreuses interventions auprès de Mme Wilson‑Raybould du premier ministre, de membres haut placés de son personnel ministériel et de hauts fonctionnaires ayant pour but de trouver une solution, et ce, en dépit du refus de la procureure générale d'intervenir, me porte à conclure que ces agissements revenaient à lui indiquer une voie à suivre motivée politiquement.

M. Trudeau et plusieurs témoins ont témoigné avoir cru que la doctrine Shawcross permettait le débat entre la procureure générale et ses collègues du Cabinet. L'examen de cette doctrine et de la jurisprudence pertinente m'ont amené à une conclusion différente. La doctrine Shawcross soutient que le procureur général peut « consulter » ses collègues au sujet d'une question donnée, mais, pour réduire au minimum la possibilité de conflits d'intérêts, j'estime que la consultation doit être dirigée, dans la mesure du possible, par le procureur général.

À mon avis, il serait extrêmement difficile pour un procureur général de dissocier les véritables intérêts publics des intérêts partisans si de telles considérations sont avancées par des collègues du Cabinet et les membres de leur personnel. Les membres du pouvoir exécutif doivent par conséquent faire preuve d'une grande prudence avant de faire part de leurs points de vue non sollicités au procureur général. Ces points de vue doivent être exempts de toute apparence d'intérêts partisans ou privés.

Dans les dossiers où doit s'exercer le pouvoir de poursuite discrétionnaire relativement aux accords de réparation, tant la doctrine Shawcross que les récents amendements au Code criminel circonscrivent l'information qui peut servir de base à une consultation entre le procureur général et les membres du Cabinet. À mon avis, les considérations étroites de nature politique, particulièrement celles avancées par des ministres ou des conseillers ministériels concernant le sort d'une personne ou d'un parti politique, ne doivent pas servir à influencer le procureur général dans l'exercice de ses fonctions.

En plus des nombreuses occasions où les intérêts financiers personnels de SNC-Lavalin ont été soulevés, la preuve a démontré que des intérêts politiques personnels ont également été évoqués, directement ou indirectement, auprès de Mme Wilson-Raybould à au moins quatre occasions distinctes.

Le 16 septembre 2018, lors d'une conversation avec la chef de cabinet de Mme Wilson‑Raybould, un membre du personnel ministériel du Cabinet du premier ministre a évoqué une première fois les élections provinciales de 2018 au Québec.

Le lendemain, soit le 17 septembre 2018, au cours d'une réunion avec Mme Wilson-Raybould, M. Trudeau et le greffier du Conseil privé ont tous deux fait état de l'incidence qu'aurait la décision du gouvernement fédéral sur les élections imminentes au Québec. M. Trudeau a rappelé qu'il était député de Papineau. À mon avis, en disant cela, M. Trudeau a voulu souligner le fait que la circonscription électorale qu'il représente se trouve dans la même province que le siège social de SNC-Lavalin et que la décision de Mme Wilson-Raybould de ne pas intervenir pourrait avoir d'importantes répercussions politiques au Québec, tant au niveau fédéral que provincial.

Le 26 octobre 2018, lors de discussions entre le Cabinet du premier ministre et celui de la ministre de la Justice, la possibilité du déménagement du siège social de SNC-Lavalin a de nouveau été évoquée et le membre du personnel ministériel du Cabinet du premier ministre a affirmé que le gouvernement pouvait avoir la meilleure politique au monde mais qu'il devait être réélu. M. Trudeau a tenté de justifier cette déclaration en affirmant qu'une décroissance de l'emploi nuirait à la capacité de son parti de servir la population. Voilà qui indique encore une fois que M. Trudeau et le Cabinet du premier ministre abordaient cette question juridique principalement sous un angle politique.

Enfin, selon les notes prises lors d'une conversation entre la chef de cabinet de Mme Wilson‑Raybould et des membres du personnel supérieur du Cabinet du premier ministre, le 18 décembre 2018, il a été question des élections fédérales de 2019. Encore une fois, le Cabinet du premier ministre s'est servi du fait que SNC-Lavalin soit située dans la province de résidence du premier ministre pour faire valoir l'importance d'une résolution favorable tant pour la compagnie que pour le parti au pouvoir.

Quels que soient les motifs invoqués pour soulever ces considérations, on ne peut faire abstraction de l'acceptation de la doctrine Shawcross en droit canadien comme mesure appropriée pour établir les limites entre les attributions politiques et judiciaires du procureur général. Il est irrégulier, au sens de la Loi, d'invoquer des intérêts politiques pour tenter d'influencer un procureur général dans le cadre de poursuites criminelles en cours puisque c'est contraire aux principes d'indépendance du poursuivant et de la primauté du droit.

Discussions pendant les procédures judiciaires en cours

Comme mentionné précédemment, la présentation par SNC-Lavalin le 19 octobre 2018 d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la directrice des poursuites pénales aurait dû signaler à M. Trudeau et tous ses subordonnés qu'ils devaient mettre fin à toutes les discussions avec SNC-Lavalin à cet égard.

Le 26 octobre 2018, un haut fonctionnaire du Bureau du Conseil privé a demandé s'il serait possible pour Mme Wilson-Raybould d'intervenir dans les procédures judiciaires afin d'accélérer le processus d'audience. On a alors expliqué qu'il serait impossible pour une même partie de comparaître deux fois, dans deux rôles différents, dans une même affaire.

Le même message a été transmis au Cabinet du premier ministre par le bureau de Mme Wilson‑Raybould en réponse à la même question plus tard ce jour-là.

De plus, M. Trudeau a reçu deux notes du Bureau du Conseil privé, les 20 et 26 novembre 2018, respectivement, lui conseillant de ne pas rencontrer le chef de la direction de SNC-Lavalin et de ne pas aborder l'affaire SNC-Lavalin avec un de leurs conseillers juridiques parce que des procédures judiciaires étaient en cours. M. Trudeau était donc bien au courant des procédures judiciaires, mais n'a pas demandé à son personnel supérieur de cesser leurs communications.

Toutefois, la preuve a démontré que les discussions entre le Cabinet du premier ministre et SNC-Lavalin se sont intensifiées, tant sur le plan de la fréquence que sur celui de la teneur des propos. Les conseillers juridiques de SNC-Lavalin sont devenus les principaux interlocuteurs dans les discussions avec le Cabinet du premier ministre en novembre et décembre 2018. Pendant cette période, divers mécanismes de règlement ont été discutés sans égard au rôle du Service des poursuites, en tant que représentant délégué du procureur général, dans les procédures judiciaires.

Les principes portant sur l'indépendance du poursuivant et sur les affaires en instance établissent clairement qu'il est irrégulier qu'un organe du gouvernement du Canada communique avec le demandeur d'un contrôle judiciaire qui conteste une décision rendue par un autre organe du gouvernement en l'absence et à l'insu du procureur général ou de son représentant délégué.

L'indépendance du poursuivant et le rôle du procureur général

Le procureur général bénéficie d'une perspective unique : il est à la fois membre du Cabinet en sa qualité de ministre de la Justice, mais, pour éviter que lui ou ses collègues du Cabinet ne se retrouvent en situation de conflit d'intérêts, il doit demeurer indépendant du Cabinet lorsqu'il exerce son pouvoir discrétionnaire de poursuite.

À mon point de vue, M. Trudeau a mal compris l'importante distinction qui caractérise le double rôle de ministre de la Justice et de procureur général. M. Trudeau et plusieurs autres témoins ont déclaré que, en tant que procureure générale, Mme Wilson-Raybould était sur un pied d'égalité avec les autres ministres à titre de membre du Cabinet. Un témoin en particulier ne voyait même pas de distinction entre le fait d'aborder avec Mme Wilson-Raybould, en sa qualité de ministre de la Justice, des questions de politique juridique et des questions liées à des poursuites criminelles.

M. Trudeau a convenu qu'il aurait manifestement été inapproprié d'intervenir directement auprès de la directrice des poursuites pénales. Certains témoins ont également reconnu qu'il serait tout aussi inapproprié de communiquer avec un juge ou un procureur de la Couronne dans le cadre de poursuites judiciaires en cours. Or, M. Trudeau ne voyait aucun inconvénient à aborder ce dossier avec la procureure générale ou les fonctionnaires de son bureau, alors même que la Cour fédérale en était saisie.

La question de savoir si le Cabinet peut intervenir pour exercer des pressions sur un procureur général, lui imposer une décision ou influencer sa décision s'est déjà posée en politique canadienne. Dans le cadre de la présente étude, j'ai cherché des cas antérieurs, depuis la déclaration de lord Shawcross, où il y a eu une controverse similaire. Plusieurs cas sont signalés dans le rapport du professeur Edwards sur la responsabilité ministérielle (Edwards, 1980). Ce rapport reprend en grande partie les travaux antérieurs du professeur Edwards qui a étudié en profondeur le rôle du procureur général au Royaume-Uni et dans d'autres pays du Commonwealth.

Le professeur Edwards a noté entre autres qu'en 1965, lorsqu'on a demandé au premier ministre Lester Pearson qui avait l'autorité de dernière instance pour ordonner la mise en branle de poursuites pénales dans une affaire hautement médiatisée fondée notamment sur des allégations d'espionnage, il a répondu : « Dans ce cas-ci, il incombera au gouvernement de le faire sur les conseils du ministre de la Justice. » (Edwards, 1980, p. 66; Edwards, 1984, p. 361)

Le professeur Edwards a noté que, à l'époque, la plupart des ministres auraient justifié leur participation à la décision d'intenter ou non des poursuites dans des affaires hautement médiatisées comme celle-là en affirmant qu'il s'agit de l'application naturelle du principe de responsabilité collective devant des décisions politiques désagréables. Edwards a ajouté que le Cabinet ne serait pas nécessairement uniquement motivé par des intérêts politiques partisans. Cependant, il précise qu'« il serait peu réaliste de ne pas concevoir une situation où, en l'absence de toute disposition constitutionnelle clairement comprise et interdisant au procureur général de soumettre les questions de poursuite à la décision du Cabinet, d'un groupe de ministres ou du premier ministre, les considérations de partis l'emporteraient quelle que soit la décision éventuelle. » (Edwards, 1980, p. 71; Edwards, 1984, p. 362)

En fait, à l'époque, le gouvernement et l'opposition croyaient que les poursuites criminelles pouvaient faire l'objet d'un débat partisan. Dans un cas distinct, en 1965, portant sur l'extradition du dirigeant syndical Hal Banks à la suite des conclusions de la Commission Norris, le chef de l'opposition officielle de l'époque, John Diefenbaker, avait également défendu le pouvoir discrétionnaire du gouvernement précédent, qu'il avait dirigé, de ne pas intenter de poursuites judiciaires dans une affaire criminelle. En ce qui concerne les deux cas, le professeur Edwards a tiré une conclusion non équivoque en disant « Toute revendication par un premier ministre […] du droit pour son gouvernement de déterminer s'il y a lieu d'intenter des poursuites judiciaires constitue rien de moins qu'un abus de pouvoir. » (Edwards, 1980, p. 67)

Depuis la fin des années 1970, il semble y avoir un retour, du moins sur la scène politique canadienne, au principe constitutionnel de base énoncé dans la doctrine Shawcross. Le professeur Edwards a cité l'exemple de M. Ron Basford, ministre de la Justice et procureur général du Canada, qui avait justifié sa décision d'intenter des poursuites aux termes de la Loi sur les secrets officiels. À l'occasion d'une déclaration à la Chambre des communes en 1978, M. Basford a dit :

Le premier principe à appliquer à mon avis, c'est qu'il faut exclure toute considération fondée sur des opinions étroites et partisanes ou sur les conséquences politiques, pour moi-même ou pour d'autres, de la divulgation de certains faits. Lorsqu'il doit prendre une décision à propos d'une question aussi délicate que celle-là, le procureur général a le droit de demander des renseignements et des conseils à d'autres, mais il n'est certainement pas soumis aux directives de ses collègues du gouvernement ou du Parlement lui-même. (Débats de la Chambre des communes, vol. 121, p. 3881-3883, 17 mars 1978)

Divers procureurs généraux, tant au niveau fédéral que provincial, ont publiquement adopté la doctrine Shawcross, soit dans le contexte des débats parlementaires ou dans une déclaration écrite.

Dans les dernières pages du rapport du professeur Edwards à la Commission d'enquête sur certaines activités de la GRC, il a dénoncé le fait que « le rôle traditionnel du procureur général en tant que gardien de l'intérêt public n'est plus accepté sans réserve. » Le professeur Edwards a examiné d'autres systèmes en usage dans des pays du Commonwealth, où le procureur général est soit un fonctionnaire, un ministre, une personne nommée pour des raisons politiques, ou une combinaison de ces fonctions pour se demander si ces modèles offrent une meilleure protection contre l'ingérence politique dans des cas relevant du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Le professeur Edwards a observé que ces modèles se révéleront inadéquats si les responsables des décisions en matière de poursuites ne peuvent résister à une pression politique indue. Pour le professeur Edwards, quel que soit le modèle choisi pour déterminer le rôle et les fonctions du procureur général, deux valeurs essentielles s'imposent : « quelle que soit la manière dont les garanties constitutionnelles sont établies, ce qui importe le plus c'est la force de caractère et l'intégrité de ceux qui occupent les charges de procureur général (ou dans certains pays, de solliciteur général) et de directeur des poursuites pénales. » (Edwards, 1980, p. 121)

Conclusion

Je conclus que M. Trudeau s'est servi de sa position d'autorité pour influencer la décision de Mme Wilson-Raybould d'infirmer ou non la décision de la directrice des poursuites pénales de ne pas proposer à SNC-Lavalin de négocier un accord de réparation. Étant donné que SNC-Lavalin aurait grandement bénéficié d'une intervention de Mme Wilson-Raybould, je suis persuadé que l'influence de M. Trudeau aurait favorisé les intérêts de SNC-Lavalin. Les gestes posés pour favoriser ces intérêts étaient inappropriés parce qu'ils étaient contraires aux principes constitutionnels de l'indépendance du poursuivant et de la primauté du droit. 

Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que M. Trudeau a contrevenu à l'article 9 de la Loi.

ANNEXE : LISTE DES TÉMOINS

Les noms des témoins sont énumérés en fonction des organismes dont ils relevaient au moment des faits qui font l'objet du présent rapport.


Entrevues

  • L’hon. Bill Morneau, ministre des Finances
  • L’hon. Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureure générale du Canada
  • M. Mathieu Bouchard, conseiller principal du premier ministre
  • Mme Nathalie G. Drouin, sous-ministre de la Justice et sous-procureure générale du Canada
  • M. Elder Marques, conseiller principal du premier ministre
  • M. Michael Wernick, greffier du Conseil privé

Représentations écrites ou documents reçus

  • L’hon. Scott Brison, président du Conseil du Trésor
  • L’hon. Bill Morneau, ministre des Finances
  • L’hon. Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureure générale du Canada
  • M. Mathieu Bouchard, conseiller principal du premier ministre
  • M. Neil Bruce, chef de la direction, SNC-Lavalin
  • M. Gerald Butts, secrétaire principal du premier ministre
  • M. Ben Chin, chef de cabinet du ministre des Finances
  • Mme Nathalie G. Drouin, sous-ministre de la Justice et sous-procureure générale du Canada
  • M. Elder Marques, conseiller principal du premier ministre
  • Mme Jessica Prince, chef de cabinet de la ministre de la Justice et procureure générale du Canada
  • M. Paul Shuttle, conseiller juridique du greffier du Conseil privé (pour Michael Wernick)
  • Mme Katie Telford, chef de cabinet du premier ministre
  • M. Justin To, chef de cabinet adjoint et directeur des politiques du ministre des Finances
  • M. Michael Wernick, greffier du Conseil privé



[1] Les titres attribués aux personnes mentionnées dans ce rapport sont ceux qu'elles portaient au moment des événements faisant l'objet de l'étude.

[2] Aux fins du présent rapport, les termes « Groupe SNC-Lavalin inc. », « SNC-Lavalin International inc. » et « SNC-Lavalin Construction inc. » sont désignés collectivement par « SNC-Lavalin ».